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VÉCU ET RÉFLEXIONS

Revue des Ingénieurs

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19/03/2022

Auteur : Alice ALBINET (E 2011 ISMIN)

Expérience d’une ingénieure française dans l’industrie espagnole, où les différences de culture d’avec la France sont plus marquées que ce que l’on pourrait penser au premier abord...


Après cinq ans passés chez Air France Industries, une année passée à travailler en Argentine, j’ai été embauchée en 2020 chez Alstom Espagne à Madrid pour travailler sur la commercialisation des outils de visualisation de la maintenance à destination des clients d’Espagne et du Portugal. Je travaillais donc dans les hangars de maintenance des trains, en concertation avec les équipes de développement informatique, les équipes projet en France (où tout est finalement centralisé d’après ce que j’ai pu observer), les équipes de maintenance en Espagne et les clients.

Lors de mon passage chez Alstom à Madrid j’ai pu observer de nombreuses différences avec mes expériences professionnelles en France, malgré la brièveté de l’expérience. Ces différences sont principalement liées à la culture, évidemment, et également je crois au type d’industrie (j’ai principalement travaillé chez Air France Industries en France, dans l’industrie aéronautique donc, et il s’agissait de l’industrie ferroviaire chez Alstom Espagne). Je développerai ici les deux.

DE L’IMPORTANCE DES RÉGIONS

En ce qui concerne la culture d’abord, je ne m’attendais pas à ce que cela soit aussi différent de la culture d’entreprise française ! Je ne connaissais pour être honnête pas particulièrement l’Espagne avant de venir. Je connaissais évidemment son histoire récente, notamment la période dictatoriale, mais je n’avais pas forcément conscience que l’Espagne restait aujourd’hui un état fédéral (dans les faits tout du moins). Les dix-sept régions autonomes (dont Madrid, Catalogne, Valence, Galice, Asturies, Pays basque, etc.) correspondent aux anciens royaumes qui ont pourtant été réunifiés au 18e siècle. Elles ont chacune leur propre programme scolaire, système d’imposition, système médical. Les élections régionales sont donc les plus importantes en Espagne, plus que les législatives. En arrivant en Espagne, on se rend donc compte que les rivalités sont assez fortes entre les régions (si cela reste généralement du domaine de l’humour, cela peut se traduire parfois par une animosité assez marquée) et que les traditions sont conservées bien plus qu’en France, où la centralisation jacobine a été extrêmement poussée.

Souvent j’ai pu constater, au bureau et à l’extérieur, que les Espagnols ont en général un attachement beaucoup plus marqué que les Français à leur région d’origine, et que cela imprègne toutes les conversations et les attitudes. Logiquement, la première question que les Espagnols vont vous poser est donc : “d’où viens-tu ?” (le tutoiement est de rigueur en Espagne, même lorsque l’on ne connaît pas la personne en face). Ce à quoi la plupart des Français répondront il me semble “de France”. Votre interlocuteur attend en fait que vous développiez en précisant la région, la ville, etc. Plusieurs fois lorsque je discutais avec des interlocuteurs d’Alstom en France, notamment lorsqu’ils venaient nous voir, mes collègues me demandaient directement de quelles villes provenaient ces personnes. Ils étaient très étonnés de voir que je ne le savais pas car je ne leur avais pas demandé. En réfléchissant par la suite, je me suis rendu compte que je ne connaissais pas les origines de la plupart de mes collègues d’Air France, même après quatre ou cinq ans de collaboration !

Ces différences de régions en Espagne se marquent également au niveau de la langue et des accents. Il m’est arrivé plusieurs fois de recevoir des documents de la part de clients ou d’autres bureaux d’Alstom en Espagne en Catalan ou Euskera, la langue basque. Cela n’a pas eu l’air d’étonner mes collègues, qui me disaient de demander la traduction. J’essayais d’imaginer la même chose en France, cela m’aurait paru impensable de recevoir un document en Breton ! Je me souviens d’ailleurs avoir été étonnée, la première fois que j’ai voulu retirer de l’argent au distributeur, que l’on me demandait de choisir ma langue. Non pas l’anglais où le français, mais le Castillan, le Catalan, le Basque ou le Galicien. La langue généralement apprise à l’étranger est le Castillan et il est en fait incorrect de parler de “l’espagnol” pour se référer à la langue ibérique. Les Espagnols ne comprendront d’ailleurs pas que l’on se réfère au Castillan ainsi.

L’Espagne est le deuxième pays du monde comprenant le plus de lignes à grande vitesse derrière la Chine (3 240 kilomètres au total contre 2 000 kilomètres en France).

LE MONDE DU TRAVAIL ESPAGNOL…

En ce qui concerne l’organisation du travail, elle se rapproche de ce que j’ai pu observer aux Pays-Bas et aux États-Unis : la plupart des personnes préfèrent arriver tôt le matin (vers sept heures) et ne prennent pas vraiment de pause afin de repartir le plus tôt possible chez eux. La différence avec d’autres pays est évidemment l’heure du déjeuner, à laquelle il faut s’habituer en tant que Français. En effet les Espagnols font généralement “l’almuerzo” vers midi, un “casse-croûte”, pour ensuite déjeuner réellement vers quinze heures. Lors des journées intensives d’été, la plupart de mes collègues travaillent de sept heures à quinze heures sans interruption et partent déjeuner chez eux ensuite. Ces journées intensives sont ainsi mises en place par beaucoup d’entreprises en Espagne, ce qui m’a surprise en arrivant. Tous les vendredis de l’année, et sur les mois de juillet et août, l’horaire est réduit à sept heures par jour de travail. En compensation, le nombre d’heures à faire est plus important du lundi au jeudi le reste de l’année. J’ai d’ailleurs été également étonnée de constater que la plupart des employés, quel que soit leur niveau hiérarchique, doivent “badger” pour consigner leurs horaires, les contrats de travail étant établis par horaire et non par jour comme c’est souvent le cas pour les cadres en France.

Lorsque l’on entre dans le monde du travail espagnol, il est clair que le présentéisme inutile n’y est pas prisé, contrairement à la France (ou à Paris tout du moins). L’équilibre vie professionnelle / vie personnelle y est roi, bien plus qu’en France, et certaines personnes n’hésiteront pas à refuser un travail (alors que le taux de chômage est très important) parce qu’il est trop loin ou que les horaires ne conviennent pas. J’ai pu l’observer en entretien d’embauche: les questions que l’on me posait tournaient surtout autour de ces sujets. J’ai pourtant pu observer un grand professionnalisme chez mes collègues d’Alstom ainsi qu’une volonté de faire avancer les choses, preuve s’il en est que le présentéisme n’est pas forcément un gage de sérieux.

Une autre différence importante avec la France, qui était très marquée également en Argentine, réside dans le fait de ne pas dire systématiquement “non” ou “cela va être très compliqué” aux propositions de projets ou autre. Répondre directement par la négative ou émettre d’emblée des réserves aux propositions faites en entreprise est… très français. Cela ne signifie évidemment pas que les projets en France ne se font pas, mais la première réaction est souvent tournée vers le négatif pour souligner les obstacles et les problèmes. En Espagne, la réaction est au contraire presque toujours positive, car il est mal vu, voire impoli, de critiquer ouvertement les idées de quelqu’un (en tout cas en face à face…). J’ai souvent pu l’observer lors de réunions par exemple : quelqu’un émet une idée qui n’est pas forcément très pertinente et tout le monde hoche la tête en disant “en effet, c’est à creuser”, tout en sachant pertinemment que rien ne sera fait. Cette idée est même inscrite au compte rendu de la réunion, mais l’action n’est attribuée à personne et va donc mourir à petit feu. Cela a ses avantages mais également ses inconvénients : je me suis retrouvée plusieurs fois un peu frustrée, ayant le sentiment de ne pas pouvoir dire réellement ce que je pensais, et me demandant si mon responsable trouvait vraiment mon idée très bonne ou s’il était juste poli !

LE CAS ALSTOM

En ce qui concerne Alstom en particulier, j’ai été très satisfaite de mon expérience dans cette entreprise que je ne pourrais que recommander. Même si j’ai choisi de retourner à mon premier amour, l’industrie aéronautique, Alstom m’a paru au global une entreprise très dynamique malgré sa taille, et résolument tournée vers l’international. Le marché ferroviaire espagnol en particulier est très actif. L’Espagne est en effet le deuxième pays du monde comprenant le plus de lignes à grande vitesse derrière la Chine (3 240 kilomètres au total contre 2 000 kilomètres en France). Les opportunités de vente et de maintenance des trains sont donc relativement importantes pour Alstom, qui bénéficie également d’un avantage historique : l’entreprise a fourni les premiers trains à grande vitesse pour l’ouverture de la ligne Madrid-Séville en 1992. S’il y a aujourd’hui davantage de concurrence avec notamment Talgo, en partie espagnole, ou Siemens, les projets restent très actifs pour l’entreprise en Espagne et au Portugal, notamment sur le marché des tramways et des trains régionaux.

Malgré mon court passage, j’ai remarqué que l’organisation d’Alstom est très centralisée autour de la France : le budget y est défini et la plupart des dépenses doivent être approuvées par le siège, de même que les propositions de projet ou de changement. Dans le cadre de mon travail par exemple, personne dans mon entité à Madrid ne disposait des droits d’administrateur pour modifier certains paramètres des logiciels ni ne pouvait effectuer des développements supplémentaires : il fallait donc systématiquement passer par un service en France, et les demandes d’accès direct se sont révélées infructueuses. Cela peut donner parfois l’impression d’un manque de transparence de la part du siège en France. Cette “opacité” est compensée en revanche par une rapidité et une flexibilité de la part des équipes, dont je n’avais pas forcément l’habitude chez Air France, cette réactivité peut surprendre vu la taille de l’entreprise.

Enfin, une des choses qui m’a le plus frappée est la différence de niveau de réglementation entre l’industrie ferroviaire et aéronautique. Il semble normal que l’aviation soit extrêmement réglementée, surtout après les différentes attaques et accidents qui ont pu avoir lieu, mais je ne m’attendais pas, à l’inverse, à ce que le ferroviaire le soit beaucoup moins. Cela a l’avantage de permettre de tester beaucoup de projets et d’équipements sur les trains, notamment dans la partie maintenance ou je travaillais, en un temps beaucoup plus réduit que ce qu’il faudrait pour les tester sur un avion.

Je ne peux que me féliciter de mon expérience chez Alstom, qui bénéficie d’un marché relativement dynamique en Espagne. Sa stratégie s’inscrit pleinement dans un développement de la micromobilité et de la mobilité durable, choix aujourd’hui essentiels au regard des changements climatiques qui impactent les développements technologiques. 

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