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AMADEUS IT GROUP

Revue des Ingénieurs

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19/03/2022

Auteur : Claude GIAFFERRI (P 1972 ICiv)

Quand il faut créer en Europe à la fin des années 80 des Systèmes Informatisés de Réservation (ou CRS) pour les vols, capables de rivaliser avec les géants américains, il faut joindre ses forces. Amadeus est aujourd’hui le premier système mondial de distribution informatisée du transport aérien.


Été 1986, une décision du “Department of Justice (DoJ)” américain va boulever-ser le modèle qui régit la réservation des places d’avion et plus généralement la distribution du transport aérien. Depuis quelques mois, la dérégulation du ciel nord-américain a permis à toutes les compagnies aériennes d’exploiter des liaisons intérieures américaines sans demander de droits de trafic auprès du “Department of Transportation (DoT)”. De nouvelles compagnies ont émergé pour ouvrir de lignes encore inexploitées ou simplement concurrencer des transporteurs établis sur des liaisons existantes, mais elles n’ont pas réussi à remplir leurs avions comme elles l’espéraient malgré des tarifs attractifs et un service au moins comparable à celui de quelques grands transporteurs américains tels qu’American, United, Eastern ou Delta. La raison est simple : les agents de voyages nord-américains utilisent, pour réserver les vols, les systèmes informatiques de ces 4 “major companies”, systèmes qui s’appellent respectivement Sabre, Apollo, Datas2 et SystemOne. Or ces systèmes affichent en priorité leurs propres vols et ceux de compagnies partenaires, en général les autres “majors”, avec lesquelles des accords bilatéraux ont été passés. Les compagnies émergentes s’en plaignent auprès du DoJ et celui-ci tranche : les Systèmes Informatisés de Réservation (ou CRS, Computerized Reservation Systems) devront traiter toutes les compagnies de manière neutre et non discriminatoire, mais les réservations seront alors payantes. De plus, les redevances de réservation, les booking fees, seront identiques pour tous les transporteurs afin de respecter la sacro-sainte neutralité. Les CRS américains se trouvent désormais indépendants de leurs compagnies mères et doivent respecter des règles de neutralité dans l’affichage des vols mais surtout, ils reçoivent de la part des compagnies aériennes des revenus conséquents, proportionnels au nombre de réservations effectuées. Ces revenus leur permettent d’investir dans leur technologie et d’envisager un déploiement sur d’autres continents, l’Europe étant la première cible.

UN PROJET EUROPÉEN

Les compagnies européennes s’inquiètent, pour ne pas dire plus, à la perspective de voir le réseau d’agents de voyages européens utiliser des systèmes américains surpuissants qui chercheront à privilégier la vente des compagnies américaines. Même si la Commission européenne met en place une régulation similaire à celle des États-Unis imposant la neutralité, l’inquiétude demeure chez les transporteurs européens. Il faut alors créer en Europe des systèmes capables de rivaliser avec les géants américains, ce qui n’est possible qu’en joignant les forces. Deux pôles se mettent alors en place, un premier autour de British Airways dont le projet s’appellera Galileo, un second autour d’une alliance entre Lufthansa et Air France, qui s’appellera Amadeus et auquel se joindront très vite les Espagnols d’Iberia et les Scandinaves de SAS. Le décor est désormais planté. Le projet Amadeus connaîtra des débuts difficiles, qui entraîneront le départ de SAS, mais les 3 autres compagnies tiendront bon : le projet aboutira au lancement d’une plateforme en 1991 et quelques années plus tard, vers 1996, Amadeus aura non seulement réussi à largement conserver le marché européen mais aussi deviendra le premier système mondial de distribution informatisée du transport aérien, déployé sur les cinq continents et reconnu pour sa technologie supérieure. Quant au projet Galileo de British Airways, il impliquera Alitalia, KLM, Swissair mais aussi les Américains de United Airlines : ses succès initiaux seront de courte durée, comme on le verra plus tard.

Mais qui a contribué à quoi dans cette aventure et ce succès d’Amadeus sur lequel personne n’aurait misé à la fin des années 80 ? Tout le monde, et surtout l’univers multiculturel dans lequel les équipes ont baigné pendant ces décennies. Une combinaison entre Allemands, Espagnols et Français auxquels se sont joints des Scandinaves, restés après le départ de leur maison mère, mais aussi et très vite beaucoup d’Anglais déçus de voir le projet Galileo de British Airways échouer avant de passer sous le contrôle de l’américain Apollo. Cette combinaison de cultures, qui a rassemblé plus de 70 nationalités différentes, a forcé chacun à l’ouverture d’esprit, atout indispensable pour la conquête de marchés extérieurs. Obligeant en particulier les Français à être un peu moins arrogants, les Allemands un peu moins stricts, etc. Et s’il fallait un symbole, ce sera dès 1987 l’ECU qui sera utilisé comme monnaie de travail pour construire les budgets, évaluer les coûts et les recettes bien avant qu’il ne devienne l’euro.

EN ESPAGNE, DES COMPÉTENCES FINANCIÈRES, LÉGALES… ET CULTURELLES

Historiquement, trois sites principaux d’Amadeus ont été créés dès 1987 et sont restés les centres névralgiques du groupe : la Recherche et Développement à Sophia-Antipolis dans les Alpes-Maritimes pour assurer le développement des outils informatiques, le Centre de Calcul à Erding près de Munich pour assurer l’exploitation des ordinateurs et des télécommunications, et le siège à Madrid, qui regroupe les fonctions Corporate (Finance, Légal, Ressources Humaines) et la partie “Clients” de l’activité commerciale (le volet “Produits” étant confié à Sophia-Antipolis). Et la contribution espagnole, au-delà des compétences incontestables en matières financières et légales, fut majeure sur le plan culturel mais aussi commercial. Les deux étant d’ailleurs liés : comment Amadeus aurait-il pu devenir numéro un en Amérique latine, au grand dam des concurrents nord-américains, sans la présence infatigable, compétente et chaleureuse de nos responsables de marchés espagnols, qui suscitaient le respect de nos clients argentins, chiliens, brésiliens et autres, grâce bien sûr à leur sensibilité commerciale mais aussi grâce au prestige que leur conféraient, auprès de clients sud-américains, les performances du Real Madrid et du FC Barcelone?

Depuis sa création en 87, ce sont deux CEOs espagnols qui ont dirigé Amadeus pendant presque toute son existence, si l’on excepte deux périodes très brèves de quelques années. Sous leur tutelle, le portefeuille d’Amadeus s’est diversifié pour couvrir l’ensemble de l’informatique du voyage: d’abord la réservation a inclus dans son contenu les autres composantes du voyage (hôtels, rail…) ; ensuite les logiciels se sont étendus à l’ensemble de l’informatique ‘passagers’ des compagnies aériennes, c’est-à-dire la réservation, l’enregistrement et l’embarquement, la gestion des capacités et le yield management. Portefeuille pour lequel Amadeus est aujourd’hui le numéro un mondial. 

La structure capitalistique a aussi évolué. Initialement détenu à parts égales par les quatre compagnies fondatrices, puis par les trois qui sont restées dans le projet (Air France, Iberia, Lufthansa) toujours à parts égales, Amadeus est passé en 2005 sous la tutelle de deux Private Equity Partners, Cinven et BC Partners, détenant à eux deux 51 % du capital, le reste revenant aux trois compagnies aériennes. L’objectif était de préparer à terme l’Initial Public Offering d’Amadeus, ce qui eut lieu en 2010 où Amadeus fit son entrée à la Bourse de Madrid avec un prix initial de l’action fixé à 11 €. Ces montages furent bien entendu mis en forme et pilotés par les directions financières et légales d’Amadeus à Madrid, toutes deux confiées à des responsables espagnols sous la direction du CEO espagnol. L’implication et la contribution des équipes techniques de Sophia-Antipolis et Erding furent évidemment totales et indispensables, mais les chefs d’orchestre étaient à Madrid. Le capital d’Amadeus est aujourd’hui totalement flottant, aucun actionnaire ne détenant plus de 2 % du capital, et le lien avec les analystes financiers des banques est évidemment pris en charge par le siège madrilène. 

LA DIMENSION MULTICULTURELLE: UN FACTEUR DÉCISIF

Le succès d’Amadeus repose sur de nombreuses composantes, dont la plus importante demeure la compétence et le savoir-faire technologiques, pour lesquels les équipes de Sophia-Antipolis sont unanimement et mondialement reconnues. Mais la dimension multiculturelle de l’entreprise a été un facteur décisif, et la volonté tenace des Espagnols de comprendre les tenants et les aboutissants de toutes les décisions, y compris les choix technologiques, a permis de conserver un équilibre qui a imposé le bon sens et évité des dérives hasardeuses.

Tout au long de cette aventure, qui a permis de créer, soit par l’évolution organique du groupe soit par les acquisitions diverses, une structure de 19 000 personnes dans le monde, incluant les quelque 5 000 emplois créés à Sophia-Antipolis, personne n’a pu dire de quelle nationalité pouvait se revendiquer Amadeus. Ni espagnole, ni française, ni allemande, ni scandinave, ni anglaise… Mais européenne à coup sûr. Et parmi les multiples enseignements que j’ai pu retirer de cette longue expérience de 28 années passées au sein d’Amadeus, après avoir passé 4 ans dès le début du projet dans les équipes d’Air France, je garde en mémoire la réflexion d’un dirigeant d’un des Private Equity Partners qui ont détenu le groupe pendant 5 ans. Alors que je lui demandais sur quels critères et quels indicateurs ils avaient décidé d’acquérir 51 % du capital, il répondit de manière surprenante pour quelqu’un venant de cet univers : “vous savez, il ne faut pas donner trop d’importance à tous ces ratios ou indicateurs financiers ; ce qui compte avant tout, c’est la confiance qu’on a dans les équipes dirigeantes.”

CONCURRENCE?

Au fil du temps, le paysage de l’industrie des systèmes informatiques du voyage s’est recomposé. En dehors d’Amadeus, il n’existe que deux acteurs, Sabre et Travelport, tous les deux Américains, qui proposent d’une part des systèmes de réservation et d’autre part des solutions pour l’informatique passagers des compagnies aériennes, chacun de ces 2 volets obéissant à des modèles différents. Alors que Sabre existait dès les années 80, Travelport est le fruit de plusieurs fusions-acquisitions dont l’historique remonte aux Galileo et Apollo des années 90. Les agences en ligne qui tiennent désormais le haut du pavé, comme Expedia ou Opodo, utilisent en réalité l’un de ces 3 systèmes, Amadeus, Sabre ou Travelport, comme moteur de recherche pour proposer des vols, effectuer les réservations, tarifer et émettre des billets. Dans ce paysage, une inconnue demeure : le système chinois Travelsky a probablement un volume de transactions semblable à celui des trois systèmes mentionnés, mais ses données ne sont pas publiques et il n’opère qu’en Chine pour ne servir que des agents de voyages et des compagnies aériennes chinoises. Travelsky n’a pour l’instant pas manifesté l’intention d’opérer en dehors de ses frontières, mais qui sait ce que pourraient être ses ambitions futures. La crise sanitaire actuelle a bien entendu profondément impacté le transport aérien et les activités qui s’y rapportent. Les décennies extrêmement prospères qu’Amadeus a connues ont pris fin en 2020. Mais les mesures mises en place ont montré, comme lors de crises précédentes certes moins lourdes, une flexibilité que les marchés ont appréciée, l’action n’ayant perdu que 15 % depuis le début 2020.

À ce jour, Amadeus Group IT est une société de droit espagnol dont le siège est resté à Madrid. L’action Amadeus coté aujourd’hui 62 €. Le groupe est entré en 2017 dans l’IBEX 35 (le CAC40 espagnol) et sa capitalisation boursière s’élève à 27 milliards d’€. 

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