S’APPROPRIER LES NOUVELLES TECHNOLOGIES EN MILIEU INDUSTRIEL
Auteur : PIERRE SKAPSKI, Head of digital operations, Tolson consulting
Face au foisonnement d’actualités mentionnant “l’industrie 4.0”, les groupes industriels peuvent se sentir déboussolés. Il est primordial pour eux d’identifier les technologies pertinentes pour leur industrie, et de s’assurer qu’elles sont mises en oeuvre dans leur organisation. Comment s’y prennent les entreprises qui avancent dans cette direction ?
INDUSTRIE 4.0, DE QUOI PARLE-T-ON ?
L’Industrie 4.0, et ses déclinaisons par pays (Usine du Futur, Smart Manufacturing…), se sont imposées dans les agendas stratégiques des industriels ces dernières années. Cependant, comme tout nouveau sujet, le 4.0 s’accompagne de son lot de buzzwords. Naviguer parmi ces buzzwords demande une boussole permettant de séparer le bon grain de l’ivraie, ceci afin d’investir dans les projets d’avenir tout en évitant les pertes sèches. Nos travaux avec des industriels de tous horizons nous permettent de distinguer de telles boussoles. Comprenons bien ce qui est à la base de cette “4e révolution industrielle” : la donnée. Objet de tous les fantasmes et de toutes les attentes, elle justifie la transformation profonde que connaissent nos usines. Tout d’abord, le volume de données collectées s’accroît de manière exponentielle. On estime ainsi que le volume mondial de données a été multiplié par 44 entre 2010 et 2020, et qu’il continuera à doubler tous les 3 ans. Cet accroissement de la quantité s’accompagne d’une plus grande diversité des données. On identifie de nouvelles sources de données (process, qualité, logistiques, marketing…), et on est également davantage capable de les faire parler entre elles. L’accroissement de la capacité de calcul mise à disposition des entreprises, notamment via les solutions cloud, permet aujourd’hui d’en extraire la valeur. L’accès à des données en quantité et variété sans précédent, ainsi que la capacité à les traiter efficacement, place les entreprises industrielles en position de répondre à des problématiques opérationnelles qu’elles ne savaient adresser auparavant. Cependant, l’étendue des possibilités est telle qu’il est crucial pour un groupe industriel d’expliciter sa stratégie 4.0 et de se concentrer sur des priorités pertinentes.
LA DONNÉE COMME MOYEN DE RÉPONDRE À DE MULTIPLES BESOINS
On constate plusieurs besoins métiers qui amènent les industriels à s’engager dans une transformation d’envergure. Le premier est de répondre aux attentes d’une clientèle plus versatile, demandeuse de personnalisation, pressée d’avoir ce qu’elle souhaite et où elle le souhaite. Ainsi les entreprises cherchent-elles à concevoir des usines plus agiles, capables d’adapter dynamiquement leurs productions aux exigences changeantes de leurs clients.
C’est ainsi qu’un fabricant d’équipements électriques repense la conception de ses lignes d’assemblage d’interrupteurs pour permettre aux clients de les personnaliser selon les couleurs et les matières qu’ils souhaitent et en y intégrant des fonctionnalités connectées. À la clé : une capacité d’offrir une grande diversité de produits et ainsi à répondre à la menace de nouveaux concurrents des pays à moindres coûts, ainsi que des GAFA.
Cette volonté de répondre à des attentes clients plus complexes s’accompagne d’une réalité économique : la personnalisation ne peut se faire au détriment de la marge opérationnelle. Il faut jongler entre positionnement sur des créneaux différenciants et maintien de coûts compétitifs. Cela s’accompagne d’une réflexion concernant la Supply Chain : plus régionalisée que globalisée pour répondre à des enjeux de réactivité et de résilience, tout en améliorant la performance économique. Le processus de production est également à optimiser, en utilisant des analyses de données avancées pour aller encore plus loin que ne le permettent les approches “Six Sigma”. Des industries fortement consommatrices d’énergie, comme la chimie, peuvent ainsi croiser la performance de leur processus avec leur consommation pour ajuster plus précisément leurs réglages.
À ces premières tendances viennent s’ajouter des contraintes sociétales, notamment en termes d’environnement, de santé et de sécurité. L’industrie agroalimentaire doit ainsi répondre à une demande de plus en plus forte de traçabilité de ses produits qu’elle ne peut satisfaire que via la gestion de ses données de bout en bout, par exemple en déployant des capteurs tout au long de son cycle de production : suivi des contenants des matières premières, traçage des flux sur la ligne de production, suivi des canaux de distribution… Le secteur de la chimie doit démontrer sa capacité à produire en toute sécurité, y compris en termes d’empreinte environnementale. Pour cela, une maîtrise et une optimisation des processus sont nécessaires, ce que davantage de données peut nous aider à atteindre.
Enfin, toutes les industries sont concernées par la question de leur attractivité : les sujets “data” permettent d’attirer les meilleures des nouvelles recrues. Les jeunes diplômés sont plus attirés par les entreprises high-tech que par des postes dans une usine aujourd’hui, une tendance que de nombreux industriels aimeraient pouvoir inverser.
LE CHEMIN SUIVI PAR LES ENTREPRISES QUI TRANSFORMENT LEURS OPÉRATIONS
Les industriels qui s’engagent dans une démarche “Industrie 4.0” suivent en général un cheminement commun, qui se structure en deux niveaux. Le premier est celui de la stratégie de mise en oeuvre. La Direction Générale ou Industrielle fixe le cap, notamment via la définition d’une feuille de route. Ces feuilles de route Industrie 4.0 sont avant tout orientées autour de deux dimensions technologiques. La première dimension est celle de la donnée : d’abord connecter les ateliers afin de capter et organiser cette donnée, puis la valoriser en déployant des technologies de visualisation et d’analyse. La deuxième dimension est souvent celle de l’automatisation : d’abord en intégrant de nouvelles formes d’automatisation sur des étapes à valeur ajoutée faible ou nulle situées loin du coeur du processus, puis en imaginant de nouvelles formes d’automatisation sur la base de la nouvelle donnée collectée y compris sur les activités clés.
La feuille de route s’accompagne d’une stratégie de déploiement : quels sites et quels sujets prioriser ? On retrouve trois critères majeurs de priorisation des sites : la maturité en termes d’excellence opérationnelle, les prérequis techniques (notamment en termes de connectivité des équipements et de sécurisation des réseaux) et les aspects humains (maturité de l’organisation, volonté de l’équipe de direction…). Cette organisation des sujets technologiques va de pair avec une réflexion sur les organisations et les modes de travail : si l’information est facilement accessible à tous, le management (notamment intermédiaire) voit son rôle évoluer. C’est ainsi que les entreprises souvent citées comme des références en termes d’industrie 4.0 (par exemple Michelin, SEW Usocome…) ont souvent travaillé sur des organisations favorisant l’autonomie et le développement de nouvelles approches managériales avant même de prendre en main les technologies.
La priorisation des sujets dépend, elle, de la transformation “effective” de l’entreprise. C’est le deuxième niveau : quels sont les grands temps de la transformation des Opérations d’une entreprise ?
On constate souvent un premier temps d’expérimentation. La priorité est donnée à encourager les sites et les équipes à tester des choses (“Proof of Concept – PoC”), ceci afin de créer une dynamique au sein de l’organisation : “nous avons commencé notre transformation digitale”. Le deuxième temps est plus complexe. L’entreprise a accru sa maturité par les essais qu’elle a menés (et dont un certain nombre a échoué), elle doit maintenant éviter de s’enfermer dans la “dictature du PoC”, mais au contraire identifier les leviers d’accélération : quels sont les cas d’usages et technologies qui vont être la colonne vertébrale de sa transformation ? Cette structuration s’opère principalement autour des modes de collecte de la donnée et des logiciels d’exécution des opérations. Pour la réussir, on constate que les entreprises ont besoin d’avoir réellement développé leur maturité, à la fois au niveau des sites qui doivent apprendre à mieux identifier les sujets qui ont réellement apporté de la valeur, mais également au niveau corporate où la vision d’ensemble permet de voir ceux qui reviennent souvent.
Ainsi, la Direction des Opérations s’inscrit dans une démarche de catalogue de solutions, afin de mettre à disposition des sites les solutions et informations dont ils ont besoin pour réaliser localement leur transformation. Ce catalogue de solutions est un sujet délicat, puisqu’il doit trouver le juste milieu entre solutions imposées et solutions proposées (par exemple, la sécurité des réseaux est souvent imposée, mais les solutions d’analyse de données sont plutôt proposées), et entre recommandations centrales et besoins locaux (notamment en s’interrogeant sur les avantages à associer au déploiement des solutions recommandées centralement : les sites bénéficieront-ils alors d’un accompagnement ou de budgets spécifiques ?).
Nous pouvons illustrer ce cheminement avec un des leaders mondiaux des produits laitiers. Cette entreprise qui compte plus de 150 sites de production à travers le monde a d’abord identifié les sites les plus motivés et les a encouragés à tester ces nouvelles technologies. Grâce à ces premières expérimentations, elle a pu identifier clairement les technologies pertinentes pour ses usines. Tout d’abord remplacer les nombreux documents papier (procédures, listes de contrôle, de déclaration…) par des versions numérisées sur tablette. À la clé une première sensibilisation des équipes terrain à la transformation en cours et des gains notables en termes de traçabilité (éviter les saisies manuelles réduisant le nombre d’erreurs reportées). Cette première captation de données a également permis d’alimenter les premiers systèmes d’analyses pour améliorer l’efficacité des processus de production. Une fois les données “opérateurs” saisies, le besoin s’est fait sentir de collecter également les données des machines. L’entreprise a ainsi identifié que pour un “passage à l’échelle”, cette collecte machine devait être standardisée autant que possible à l’échelle du groupe. Forte de ces nouvelles connaissances, elle a commencé à structurer un catalogue de solutions mis à disposition des sites, et à identifier ceux qui seraient prioritaires (devenus des sites pilotes, servant également de démonstrateurs). On voit ainsi qu’on retrouve les différentes étapes présentées précédemment.
CONCLUSION
Les promesses associées à l’industrie 4.0 sont nombreuses et beaucoup de groupes industriels se sentent perdus face au foisonnement de solutions “prêtes à l’emploi”. Une course à la donnée semble engagée, à grand renfort de communication des grands offreurs de solutions. Dans ce contexte, les directions générales et industrielles doivent prendre le temps de réfléchir aux usages qui apporteront réellement de la valeur à leur métier. Questionner les équipes, échanger avec des pairs, rencontrer des clients et des fournisseurs… doit permettre de clarifier les priorités et d’orienter les projets de l’entreprise. Ainsi, les technologies testées auront-elles plus de chances d’apporter une réelle valeur ajoutée à l’entreprise.
DONNÉES : ATTENTION À LA NOYADE
Il est possible de collecter toutes les données possibles et imaginables. Mais il est préférable de se concentrer sur celles qui ont de la valeur et de les exploiter réellement. Un excellent exemple concerne les prévisions de ventes. Un certain nombre d’entreprises de biens de grande consommation ont investi dans des systèmes “d’advanced forecasting”, qui devaient leur permettre d’affiner leurs prévisions de ventes, en s’appuyant notamment sur de nombreuses sources de données externes (commentaires sur la marque sur les réseaux sociaux, météo…). Elles ont très souvent constaté que 80 % des données dont elles avaient besoin étaient en fait déjà disponibles au sein de l’entreprise… mais simplement non utilisées. Il apparaît donc qu’il est préférable de bien réfléchir aux données dont nous avons besoin pour traiter une problématique, plutôt que de se lancer dans une quête effrénée à la collecte massive (et coûteuse) en se disant “ça nous servira un jour”.
PIERRE SKAPSKI, Head of digital operations, Tolson consulting – pierre.skapski@tolson-consulting.com

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