Auteur : Nathalie BERNARD, fondatrice de Blue Sowers
Quiconque a nourri ses poules ou fait son propre terreau sait parfaitement que l’approche de l’économie circulaire relève du bon sens: les déchets organiques doivent retourner à la terre, et s’ils peuvent au passage nourrir des poules pour avoir de bons œufs, autant en optimiser l’usage. Ou comment les déchets des uns deviennent des ressources pour d’autres. Analyse.
Actuellement, l’économie mondiale ne serait circulaire qu’à 8,6 %, selon le rapport 2021 de l’organisation Circle Economy1, pour un total de 100 milliards de tonnes de matériaux consommés tous les ans. Cela laisse 91,4 % à l’économie linéaire, un pourcentage énorme pour un modèle qui ne s’est développé “que” depuis le 20e siècle, avec la baisse des prix de l’énergie, l’abondance des ressources et la distanciation entre les lieux de consommation et ceux de production !
Si les théories sur l’économie circulaire n’ont été formalisées qu’à partir de la deuxième moitié du 20e siècle, l’industrie agroalimentaire n’a jamais complètement perdu son bon sens. Parce qu’elle est directement dépendante des productions agricoles, et de ses millions d’agriculteurs en Europe, elle a toujours cherché à maximiser l’usage des ressources, en intégrant particulièrement les enjeux de circularité de la biomasse, et de hiérarchisation. Mais le contexte mondial se tend, les ressources manquent et les pénuries frappent. Le lien entre protection de la terre et disponibilité de la ressource se fait de plus en plus tangible, et l’industrie agroalimentaire, avec les agriculteurs, les artisans et les distributeurs, est en première ligne pour relever le challenge du siècle : celui de nourrir 8 milliards d’habitants tout en régénérant les capacités productives de la terre (sols, eau, biodiversité) et en s’appuyant notamment sur l’économie circulaire.
ENJEUX SPÉCIFIQUES DE L’INDUSTRIE AGROALIMENTAIRE
L’économie circulaire est un modèle économique à vision systémique. Elle vise à produire des biens et services tout en limitant fortement la consommation et le gaspillage des matières premières, et des sources d’énergies non renouvelables, et ce tout au long des chaînes de valeur. Les flux de matières et énergies sont pensés pour “rentrer dans la boucle”, et réinventer la notion de déchets, qui deviennent des ressources pour d’autres. Les notions d’économie de partage, de l’usage ou de la fonctionnalité, ou encore l’écologie industrielle, font partie de l’économie circulaire.
Parmi les approches clés liées à l’économie circulaire, on pourra retenir l’ordre de priorité des modes de traitement des déchets (prévention, préparation en vue prendre en compte pour créer des boucles d’économies circulaires pertinentes et enfin élimination)2 ou les “3 R” (Réduire, Réutiliser, Recycler).
L’ADEME propose à ce titre un cadre d’action qui se décompose en 3 domaines et 7 dynamiques (voir schéma ci-contre). On devine à travers ce cadre d’action qu’il doit être défini en fonction de chaque filière : où les matières premières sont-elles extraites, sous quelles latitudes ? Quels en sont les usages et faut-il les hiérarchiser ? Quels sont les procédés et lieux de consommation de la ressource cible (la farine par exemple) et de ses “co-produits” (son et germe dans ce cas) ?
Cette analyse permettra de définir l’étendue de la chaîne de valeur considérée, et la granularité géographique à prendre en compte pour créer des boucles d’économies circulaires pertinentes.
LES RESSOURCES NATURELLES
Ainsi, les ressources naturelles (biomasse et eau) relèvent d’une logique très locale. L’épandage par exemple, est une pratique circulaire compétitive et facilement utilisée, car elle permet par exemple le retour à la terre des boues de station d’épuration des eaux voisines avec peu d’investissement et à coût modéré pour les agriculteurs. Précisons que cette pratique est fortement contrôlée pour ne pas générer de pollutions ou nuisances. L’équilibre sur le territoire entre la demande (capacité d’absorption des sols) et l’offre (production de biomasse par les différentes filières et coût d’épandage) déterminent ainsi un optimum cible vers lequel tendre.
Concernant l’eau, nous pouvons citer le programme Ecod’O3, lancé initialement par la CCI du Morbihan et étendu à la région Bretagne, qui lutte contre la raréfaction de la ressource en eau (et les conflits d’usage inhérents). Le programme accompagne les acteurs du territoire pour la réduction de leur utilisation d’eau, tout en identifiant les possibilités de réutilisation des eaux usées. Il se matérialise par des diagnostics, le partage de bonnes pratiques et l’organisation d’ateliers. Ces programmes et leurs bénéfices sociétaux (maintien des capacités productives et des emplois associés, et protection de la ressource en eau) sont relayés par les acteurs économiques du territoire pour faire prendre en compte ces enjeux dans la réglementation – par exemple la Réutilisation des eaux usées traitées (REUT) avec l’ABEA, Association bretonne des entreprises agroalimentaires4.
L’EXEMPLE DU PLASTIQUE
À l’opposé, certaines matières utilisées dans les usines agroalimentaires s’inscrivent dans des chaînes de valeur plus longues. Citons les métaux et pièces de rechange utilisés pour les machines ou les emballages de protection et transport des produits. Parce que les capacités d’extraction et de transformation de ces métaux ne sont pas toujours, ou n’ont pas encore été (re)localisées, toutes les filières et entreprises ne sont pas en mesure de créer immédiatement des boucles d’économie circulaires locales.
Prenons l’exemple du plastique dont les impacts négatifs environnementaux sont clairement identifiés, tant par leurs émissions de gaz à effets de serre, que sur la biodiversité marine par exemple. Les industriels sont désormais contraints d’intégrer du plastique recyclé dans leurs emballages, par respect de la loi5, mais aussi tout simplement pour répondre aux attentes des consommateurs. Cela suppose notamment de mettre en place des boucles de recyclage du polyéthylène (PE) et polypropylène (PP), à l’instar du polyéthylène-téréphtalate (PET) qui est aujourd’hui déjà recyclable.
Le magazine Actu-environnement6 mentionne que, face à ces enjeux, selon les acteurs de la grande consommation, 780 000 tonnes de PE et PP recyclés devront être produites par an. Pour ces acteurs industriels réunis au Consumer Goods Forum7, le recyclage chimique serait le seul moyen d’atteindre ces objectifs de volume, en complément des capacités actuelles de recyclage mécanique. Cela implique la nécessité de construire entre 70 et 80 unités de pyrolyse entre 2025 et 2030 (la pyrolyse est considérée comme particulièrement intéressante pour la production de PE et PP recyclé à usage alimentaire, qui représente plus de 80 % du besoin). Cela suppose aussi de prévoir des procédés centrés sur la maximisation de la production de plastique par rapport aux co-produits non prioritaires comme le bitume et les cires. L’efficacité énergétique de ces procédés doit enfin être exemplaire pour garantir une compétitivité économique et environnementale par rapport aux plastiques à base d’hydrocarbures.
Notons que d’autres technologies de recyclage sont en cours de développement, comme la métabolisation de certains plastiques par des bactéries. Ces recherches sont très récentes et ne présentent pas encore le potentiel de traitement des déchets nécessaires pour répondre à l’urgence climatique et aux volumes à traiter.
QUELLES COMPÉTENCES ?
Il est bien difficile pour les experts de l’emploi et des compétences de tracer les enjeux spécifiquement liés à l’économie circulaire en industrie agroalimentaire, tant celle-ci est omniprésente tout au long des chaînes de valeur et tant l’agroalimentaire est une industrie assembleuse de multiples filières.
Par ailleurs, les enjeux d’accompagnement de la transition par l’emploi et la compétence s’additionnent à ceux de l’attractivité des emplois, sujet sur lequel l’agriculture est en souffrance. Pénibilité, faibles rémunérations, agribashing, injonctions sociétales à “transitionner”, ce qui pour une exploitation agricole représente plusieurs années de prise de risque sur son capital et sa rémunération… tout ceci ne facilite pas les reprises alors que l’âge moyen des exploitants en France est de 51 ans et que l’on compte une installation pour trois départs à la retraite.
Pour supporter le développement d’une agriculture performante et attractive, les ingénieurs pourront contribuer au développement des nouvelles technologies et de leur usage : drones par exemple, gestion et exploitation des données pour piloter au mieux les productions, une sorte de champ 4.0 à l’instar des usines 4.0. Les enjeux de traçabilité et de transparence des filières deviennent aussi fondamentaux pour que les marques conservent et développent leur capital confiance auprès des consommateurs. Rappelons que sans ces derniers (eux, moi, nous), ultimes financeurs de la filière, aucune transition n’est possible. Au-delà des enjeux de l’agriculture, on comprend que les industries agroalimentaires, comme toute autre industrie, auront un rôle essentiel à jouer dans la localisation des technologies de production et de recyclage, ainsi que dans l’optimisation énergétique des procédés industriels et des flux logistiques, et ce sans accentuer la pression de ces industries sur l’écosystème.
En effet, à l’heure où les dispositifs ZAN (zéro artificialisation nette)8 se mettent en place, les conflits sur l’usage du foncier et l’impact des projets industriels sur les ressources ne laissent plus aucune marge aux acteurs économiques et territoriaux : les localisations pourront se faire si elles sont “acceptables”, pour la planète et ses habitants. L’exemple récent de la “bassine” ou retenue de substitution de Sainte-Soline9 laisse les observateurs sans voix face à un tel conflit, qui interroge sur la place de la vérité scientifique.
AU-DELÀ DE L’INGÉNIERIE, LE SENS
Face à ces enjeux, il me semble que les ingénieurs de demain portent une double responsabilité.
La première est celle de la compétitivité technologique, qu’elle soit “low-tech” en local (faiblement consommatrice de ressources, renouvelables, simple et à faible coût), ou au contraire “high tech”, au niveau européen ou mondial, pour répondre à des enjeux de filières plus complexes comme les batteries.
La deuxième est celle du partage de l’expertise scientifique pour faire émerger dans le brouhaha actuel une vision claire pour notre société sur les enjeux de la circularité, et factualiser les compromis nécessaires pour y parvenir. Les conflits sur les territoires prennent de l’ampleur et bloquent toute action. Les scientifiques ont ainsi une place essentielle à prendre pour tracer une trajectoire viable pour tous, qui rassemble et libère les actions.
Gageons que nos écoles d’ingénieurs auront envie de relever ce défi, celui d’experts reconnus par leurs pairs dans le monde entier, mais aussi dotés des capacités de communication et d’engagement auprès des entreprises, des citoyens et des territoires, pour accélérer la recircularisation de l’économie.
Que nos jeunes étudiants choisissent l’ingénierie par conviction, celle de l’impérieuse nécessité d’accompagner la transition écologique, et qu’ils nous rejoignent dans notre intime conviction que leur énergie et leurs espoirs trouveront des milliers de domaines d’études et applications possibles pour y contribuer.
1- The circularity gap report 2021, Circle Economy – https://bit.ly/Mines518-CGR
2- Définition de l’ordre de priorité de traitement des déchets en fonction de leur impact sur l’environnement et la santé humaine dans la Directive Cadre Déchets 2008/98/CE
3- Le programme Ecod’O, CCI du Morbihan : https://bit.ly/Mines518-ECODO
4- Sur bretagne-economique.com – https://bit.ly/Mines518-BE
5- Loi AGEC entre autres – https://bit.ly/Mines518-Agec
6- Actu-environnement de juillet-août 2022 N°426
7- CGF Consumer Goods Forum - https://bit.ly/Mines518-CGF
8- La France est le pays le plus bétonné d’Europe par habitant : 10 % des terres sont aujourd’hui artificialisées. L’habitat en recouvre 42 %, les infrastructures de transports, 28 %, et l’industrie 4 % (chiffres France Stratégie).
9- Retenues d’eau pour l’agriculture : les “bassines” de la colère en 6 questions, La Tribune, octobre 2022 – https://bit.ly/Mines518-bassines
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