DE JEAN-PAUL LAVERGNE (N66)
IA et arts
Depuis peu, les outils d’IA générative servent d’instruments à des créateurs – plasticiens ou musiciens – dont les œuvres ainsi produites soulèvent des débats, notamment de paternité. Ainsi le Portrait d’Edmond de Belamy, vendu 432 500 $ chez Christie’s le 25 octobre 2018, fut-il symboliquement signé d’une formule mathématique par les trois Français du collectif Obvious. Une question centrale reste la part de l’artiste dans la création “assistée” par des outils d’IA générative. Une machine peut-elle créer l’inattendu, ouvrir une voie nouvelle ? Dans quelle mesure l’outil introduit-il des biais dans la création ? L’IA serait-elle à l’intelligence ce que la technique est à l’art ? Andrew Kudless et Louis Doucet nous donnent des pistes.
La littérature, elle, s’est emparée depuis longtemps du thème de l’IA, égrenant des variations sur ses pièges, ses merveilles et la perplexité qu’elle inspire. Mais, si la puissance matérielle des outils actuels nous étourdit, les démarches logiques dont ils procèdent ont déjà quelques siècles.
Plongée au sommet
Victor Laplace, jeune ingénieur virtuose des algorithmes d’IA, se taille une trajectoire au sein d’un cabinet de conseil prestigieux, mais sa volonté de réussir vite et fort n’est qu’un instrument pour assouvir une vengeance. Son arme : une maîtrise rare de l’apprentissage profond. Sa contrainte : se forger un personnage conforme aux standards du milieu, qu’il baptise Newman par dérision.
Bruno Markov nous embarque dans un monde où chacun est avide d’un pouvoir fondé sur le désir des autres, où les images bien choisies supplantent la réalité et deviennent un arsenal de persuasion massive. Or l’escalier vers le sommet est bien encombré et n’a pas d’issue de secours. Qui du Docteur Laplace ou de Mister Newman fera la peau de l’autre ? Si Markov charge la barque de ce combat intérieur avec sa rage, ses paniques, ses délires et sa confusion c’est pour nous montrer que l’entreprise de subversion ne peut aboutir qu’à une victoire à la Pyrrhus. Certes on y voit que l’outil importe moins que les intentions de ses concepteurs et l’usage qu’on en fait, rien de neuf, mais les effets des règles du jeu qui métamorphose Victor donnent le vertige. Et pourtant nous les connaissons bien.
Portrait à charge d’un système qui nous détruit autant qu’il nous fait vivre, Le dernier étage du monde fascine.
Bruno Markov : Le dernier étage du monde – 446 p. – 2023 – Anne Carrière - 22 €
Fantasmes
L’architecte, chercheur et designer Andrew Kudless a récemment publié un article dont les illustrations et la mise en page forment une œuvre graphique en elles-mêmes. À la recherche d’ambiances urbaines gravées dans sa mémoire, il compare la production d’images de deux logiciels d’IA générative en explorant les liens entre les artifices d’un “langage naturel” et le fonctionnement du transfert entre l’invite et le senti mental induit par l’image.
Les deux outils utilisent des algorithmes de “diffusion latente” (brouillage d’image par ajout de bruit puis reconstruction d’images à partir du bruit, orientée par des données textuelles). Kudless construit sa recherche comparative par de nombreuses itérations en modifiant les invites.
Cette réflexion aiguë et profonde sur le dialogue homme-système d’IA en lien avec les processus mentaux de création laisse pressentir les influences sur l’usager des choix de données et d’algorithmes.
Le voyage onirique du bandeau panoramique en tête de la page vaut à lui seul qu’on s’y laisse entraîner.
Andrew Kudless : Diffused Narratives – 2022 - Gradient Journal - University of Michigan Taubman College - https://bit.ly/Mines523-GJ
Entrée libre
Entrée libre Si l’IA a besoin de structures mathématiques et d’algorithmes pour se développer, Bach excellait dans les combinatoires intellectuelles qui procèdent des mêmes dynamiques. Les Variations Goldberg, entre autres, témoignent d’une recherche de complétude dans l’intégration de données formelles qui évoque un apprentissage profond, comme le suggère le titre du recueil Clavier-Übung. Recherche comparable à celle de Kudless sur les variations d’images.
Qui mieux que Gilles Cantagrel pouvait nous guider dans le monde du Director musices de Leipzig ? Les parcours sont au gré du lecteur qui dispose de centaines d’entrées, accessibles par ordre alphabétique : lieux, personnages, œuvres, événements, objets, termes techniques, situations, aspects d’Histoire ou de caractères s’offrent à nous à plaisir pour des balades ouvertes à tous. L’érudition, la familiarité de l’auteur avec le musicien et son époque, son écriture limpide et harmonieuse font merveille dans ce très bel objet d’édition.
Gilles Cantagrel : Le monde de Bach – 592 p. – 2023 – FUGUE - 28 €
Un point de vue sur l’IA et les arts par Louis Doucet (N68)
L’IA et l’art. Vaste sujet très discuté par des personnes qui ne sont pas toujours au fait de l’un, l’autre ou des deux termes de cette proposition.
L’IA est un splendide outil de synthèse et d’hybridation d’informations disponibles çà et là sur Internet ou ailleurs. Il est plus rapide que le cerveau humain et sait intégrer des données qu’un mortel ignore, a oubliées ou ne soupçonne pas. Mais ces données doivent préexister…
Ainsi, aucune surprise à imaginer l’IA capable de créer des œuvres qui extrapolent des créations existantes : un concerto pour tuba ignoré de Mozart ou une sonate inédite pour piccolo de Wagner, une peinture ignorée de Piero della Francesca ou de Picasso, un roman dans le style de Robbe-Grillet, un sonnet attribuable à Mallarmé…
D’ailleurs, plusieurs faussaires ou pasticheurs le font depuis des siècles, avec des succès variables… En revanche, l’IA ne peut inventer des notions ou des concepts qui n’existent pas encore. Elle aurait été incapable de créer des œuvres cubistes, abstraites, dadaïstes, surréalistes, fauves, atonales, silencieuses (John Cage et 4’33’’ ou 0’00’’), vers-libristes, conceptuelles, readymade, nouveau roman, etc. avant que des humains les inventent et en produisent… Pas de crainte donc pour les vrais créateurs. En revanche, les plagiaires et tous les artistes en manque d’imagination peuvent se faire du souci… À moins de se recycler dans le domaine du décoratif ou du kitsch… Il y a un risque, cependant. Toutes ces informations disponibles doivent être factuelles et exactes, au risque de donner naissance à des monstres. On pourrait imaginer des petits malins, avec des motivations diverses, qui alimentent en masse de fausses données sur Internet, lesquelles, soumises à l’IA, en génèrent de nouvelles, tout aussi biaisées. Juste un petit exemple personnel. J’ai, récemment, demandé à ChatGPT de produire ma biographie. Le résultat est assez exact, mais j’y ai découvert que ma mère était artiste (elle doit se retourner dans sa tombe, elle qui me reprochait de trop les fréquenter) et que j’avais écrit deux ouvrages, un guide de voyage et une histoire du Tour de France, en sus des miens, en fait rédigés par un de mes homonymes. Plusieurs personnes ont dû se plaindre, car l’outil refuse désormais de répondre à ce type de sollicitation…
DOSSIER PRÉSENTÉ PAR JEAN-PAUL LAVERGNE (N66), Après des recherches au Centre de Morphologie Mathématique d’ARMINES sous la direction de Georges Matheron et Jean Serra, puis l’organisation du Festival mondial du Théâtre à Nancy, Jean-Paul a poursuivi ses activités en construisant pour de grandes entreprises (Total, CEA, IBM, ICI, Grace, Renault, Alstom, Framatome, Crédit lyonnais, BFCE…) des systèmes de partage de connaissances et de formation dans plusieurs fonctions (production, maintenance, communication, informatisation, management de projet, pilotage stratégique) en intégrant leurs dimensions technique, humaine, économique et juridique. Il tient depuis quinze ans la rubrique Regard Décalé de la revue. |
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