L’IA ET LES MÉTIERS : PAR OÙ COMMENCER POUR LES ENTREPRISES ?
L’avènement de l’intelligence artificielle (IA) générative marque un tournant décisif dans l’évolution des métiers. De la conception graphique à la rédaction, en passant par l’analyse de données, l’IA générative offre aux métiers des possibilités inédites de faire évoluer leurs tâches. L’aptitude à s’adapter et intégrer de nouvelles compétences devient essentielle. Les défis de cette révolution restent néanmoins considérables, tant en matière de souveraineté, de gouvernance et d’interopérabilité que de sécurité, d’éthique et de responsabilités environnementale, sociale et sociétale.
Par DIEGO FERRI (X10), directeur de la stratégie d’EY Fabernovel – diego.ferri@fabernovel.ey.com
L’histoire de l’IA ne date pas d’hier. Elle a été marquée par plus de 70 ans de travaux théoriques et pratiques significatifs, depuis les théories de Minski sur la “société des consciences” jusqu’aux exploits d’AlphaGo de DeepMind. Cette longue période d’innovation a posé les bases de l’IA telle que nous la connaissons aujourd’hui, faisant d’elle une véritable révolution industrielle en devenir.
Avec une interface simple et intuitive capable d’interroger une vaste base de connaissances en langage naturel pour obtenir des réponses synthétiques, l’IA générative suscite l’intérêt et l’engouement de tous les secteurs et métiers. Comparable à l’arrivée d’Internet, mais en plus rapide, elle constitue “la première révolution industrielle digital native”, comme aime à l’expliquer Stéphane Distinguin, fondateur d’EY Fabernovel1. Cette révolution digital native va créer un fossé entre les entreprises qui commencent à l’explorer et à la tester et celles qui ne l’ont pas encore ajoutée à leur agenda stratégique.
L’IMPACT DE L’IA GÉNÉRATIVE : ÉVOLUTION DES TÂCHES PLUTÔT QUE DESTRUCTION MASSIVE DES EMPLOIS
L’IA générative peut, entre autres, ingérer des données, traiter rapidement les informations, reconnaître des formes, proposer une approche probabiliste (qui dérive encore parfois sur des hallucinations ou informations erronées), optimiser… le tout au service de son principal protagoniste : l’être humain. C’est bien lui qui devra l’opérer, en discerner le contexte et garder un esprit critique tout en y apportant empathie et émotion, pour ainsi être en mesure d’imaginer de nouvelles choses et d’innover dans son métier. Car oui, l’un des usages les plus évidents de cette technologie dans le monde professionnel est bien d’étendre nos capacités à optimiser notre travail : prendre en charge les tâches répétitives et chronophages et explorer de nouvelles tâches, auparavant difficiles à réaliser sans changer l’espace-temps et les ressources.
Au lieu de transformer radicalement les métiers, l’IA générative va plutôt modifier certaines de leurs tâches sans les remettre fondamentalement en cause. En effet, très peu de professions sont exclusivement composées de tâches structurées et répétitives qui seraient entièrement automatisables. Elle va ainsi changer notre manière d’accomplir ces tâches et encourager le développement de compétences dans de nouvelles activités qui exigent une analyse humaine approfondie, de la créativité, un esprit critique et d’autres compétences non quantifiables qui restent cruciales dans la majorité des métiers. Par conséquent, l’IA générative ne menace pas les emplois dans leur intégralité, mais encourage plutôt une réorganisation et une optimisation des tâches professionnelles. Ce processus doit s’accompagner d’un véritable dialogue au sein des entreprises et reconnaître le rôle irremplaçable de l’expertise et du jugement humains.
De plus, en automatisant les tâches répétitives et moins gratifiantes, l’IA générative permet aux professionnels de se concentrer sur des activités où leur savoir-faire et leur créativité sont réellement valorisés. À la clé, des missions de meilleure qualité, plus enrichissantes et valorisantes et qui améliorent le sentiment d’accomplissement et d’utilité au travail. L’IA peut aller jusqu’à aider à personnaliser les parcours professionnels, le renforcement de la collaboration entre les métiers, la facilitation de l’accès à l’information et la gamification2 de l’environnement de travail. Tout en impactant positivement l’expérience collaborateur et in fine, l’engagement. Une dynamique qui stimule donc à la fois l’épanouissement et la motivation.
DES USAGES DÉJÀ POSSIBLES À CEUX À VENIR
Des conventions d’usage existent déjà autour de la prise de notes, de la synthèse d’information, de la formalisation de documents ou encore de la recherche documentaire et de l’accès à l’information, quand d’autres, propres à chaque métier, restent à inventer.
L’IA générative est intégrée dans de nombreuses applications de travail. Certains métiers utilisent déjà au quotidien ces outils technologiques, comme les agences marketing, pour générer les déclinaisons d’un grand nombre de bannières publicitaires personnalisées. Pour autant, les usages possibles avec les outils existants ou à venir ne se sont pas encore démocratisés. Avec la force de frappe de certains géants de la tech, à l’image du déploiement de l’IA générative dans la Suite Office de Microsoft (Copilot) — 46 % des logiciels de bureautique utilisés dans les entreprises —, ces nouveaux usages sont susceptibles de connaître une accélération. Nous observons d’ailleurs déjà les premiers signaux (forts) dans les entreprises que nous accompagnons. Cette évolution rapide oblige les dirigeants à agir, souvent dans l’urgence, ce qui conduit à des optimisations et innovations productives, mais parfois mal gérées, risquées et non alignées sur une stratégie claire.
RÉALIGNER STRATÉGIE ET INITIATIVES OPÉRATIONNELLES
Bien que l’augmentation des initiatives individuelles ou d’équipe soit encourageante et témoigne d’un état d’esprit innovant, leur intégration peut également s’avérer complexe. De plus, la coordination entre différents domaines devient cruciale pour éviter l’asphyxie ou la frustration entre eux. Pour garantir que les innovations “ bottom-up” s’alignent avec les valeurs et la stratégie d’une entreprise, il faut reconnaître le risque de désalignement. Les innovations nées sur le terrain peuvent diverger des stratégies à long terme de l’entreprise, car les horizons temporels d’un comité exécutif et d’une entité opérationnelle diffèrent souvent, rendant le processus d’alignement long et complexe.
La transformation numérique et des modèle d’affaires requiert du temps, une réévaluation des modèles opérationnels, de leurs processus et interdépendances, et parfois même une réorganisation des silos opérationnels. L’IA, par sa capacité d’optimisation, peut même influencer les valeurs et la mission d’une entreprise, rendant économiquement possibles et porteuses de sens des idées auparavant irréalisables. Un exemple, le gain de productivité peut être assez important pour libérer un jour de travail aux salariés, avec l’arrivée de la semaine de quatre jours. L’IA peut aussi rendre des programmes de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), et de durabilité, économiquement viables à grande échelle. L’IA peut surtout permettre des optimisations, par exemple dans la supply chain, réduisant ainsi les coûts et les impacts environnementaux dans la chaîne d’approvisionnement et distribution ; la question la plus importante étant alors : que vont faire les entreprises de cette nouvelle valeur créée ? Comment sera-t-elle distribuée ?
Pour répondre à ces défis, il est nécessaire d’adopter une approche stratégique intégrant de nouvelles façons de faire naître l’innovation. Cela inclut l’adoption, par exemple, du design fiction qui permet de se projeter dans des cas d’usages, du pilotage par scénarios, d’une focalisation opérationnelle et d’un modèle de gestion dynamique et détaillé, ou autrement, un pilotage plus fin et dynamique des usages des métiers. Cela peut aussi passer par une évolution de la stratégie de façon agile et incrémentale ou la création d’un poste de “scrum stratégique”, qui, à la manière d’un scrum master dans les projets de développement, sera en quelque sorte le chef d’orchestre qui permettra de désenclaver la stratégie et faire avancer ces projets IA au sein de l’organisation avec des méthodologies agiles pour assurer les rituels, les itérations et retours continus. LA DIRECTION INFORMATIQUE DOIT PARTICIPER À LA STRATÉGIE Autres défis : souveraineté et gouvernance. L’IA générative est en effet pour l’instant aux mains d’une poignée de géants du numérique, dont dépendent les promesses, orientations stratégiques et commerciales qui évoluent très rapidement et parfois même dans des directions radicalement différentes. Nous l’avons vu dernièrement, le marché peut vite basculer quand on se rappelle la rocambolesque saga ayant conduit à la mise à pied de Sam Altman, CEO de OpenAI, puis son embauche chez Microsoft et enfin sa réintégration à la tête d’OpenAI quelques jours plus tard. Comment les entreprises peuventelles dès lors se protéger ?
La direction informatique doit construire une stratégie solide notamment avec une gestion efficace et dynamique des impacts et de leurs indicateurs clés de performance (le coût du passage à l’échelle, notamment), tout en considérant les redondances (l’utilité de maintenir les systèmes anciens si l’IA est plus rapide et plus efficace), l’obsolescence rapide et la gestion des fournisseurs (notamment le risque de défaillance des acteurs dominants).
Pour continuer à innover et ne pas se laisser aveugler par les succès immédiats qui pourraient occulter les bénéfices à long terme, il est préférable de choisir son partenaire principal. Un choix qui permet d’explorer ses cas d’usages, mais aussi de ne pas fermer la porte à d’autres solutions, notamment celles open source, pour ne pas se retrouver pieds et mains liés par un éditeur, l’interopérabilité entre chacun d’entre eux n’étant pas une priorité business. Ces aspects doivent être structurés rapidement et avec discernement, en tenant compte du contexte opérationnel quotidien.
LE NOUVEAU PARTAGE DE LA VALEUR PRODUITE
Un gain de productivité, même minime dans un domaine spécifique doit engager une réflexion stratégique de l’entreprise : des considérations économiques et sociales sur l’équilibre entre production accrue et réduction du temps de travail, ainsi que des enjeux de responsabilités sociétale et environnementale, notamment en termes d’empreinte carbone là où les géants tech ne laissent transparaître que très peu d’informations liées à l’impact de leurs modèles. La valeur produite possible doit en effet encourager les entreprises à faire des choix stratégiques dans leur redistribution, en gardant à l’esprit les différentes parties prenantes : actionnaires, employés, organisation elle-même, écosystème, clients, environnement, générations futures et société. Ce gain peut par exemple favoriser l’augmentation des initiatives de développement de compétences que ce soit du reskilling ou de l’upskilling, pour réinventer les programmes de formation professionnelle de leurs employés à tous les niveaux organisationnels. Ce modèle, axé sur l’apprentissage continu des collaborateurs, implique en effet des investissements significatifs en termes de ressources et de coûts, tant pour le développement des programmes de formation que l’investissement dans des outils éducatifs avancés. C’est une stratégie qui doit évidemment miser sur le long terme : des employés plus qualifiés, polyvalents et fidèles sont mieux préparés pour s’adapter aux défis du marché, innover et contribuer au développement de l’entreprise. Ce gain peut aussi permettre de réfléchir à une évolution du modèle de l’organisation et de l’aménagement du temps, telle que la semaine de quatre jours.
En conclusion, l’intelligence artificielle générative représente une évolution significative dans le paysage professionnel, sans pour autant menacer massivement l’emploi. Son intégration dans les entreprises sera un processus sur le long terme, entravé par des coûts élevés, une certaine complexité et l’inertie des grandes organisations à adopter de nouvelles technologies. Cette intégration va au-delà du simple déploiement technique ; elle influence profondément la stratégie, le modèle économique et l’organisation des entreprises, nécessitant une réflexion approfondie sur le rôle de l’IA dans la gouvernance.
L’approche de l’IA générative doit être systémique et impliquer plusieurs directions métiers, afin d’éviter les initiatives isolées. Il ne s’agit pas d’un changement radical, car les cas d’usage à l’impact le plus fort restent encore à découvrir. Enfin, l’IA générative est une opportunité pour le développement des compétences. Les avantages qu’elle procure encouragent l’investissement dans la formation des collaborateurs, augmentant ainsi leur engagement et créant de nouvelles opportunités pour eux et pour l’entreprise. La maîtrise de l’utilisation des outils et technologies d’IA, ainsi que le développement de compétences en IA seront des atouts compétitifs clés pour attirer les talents de demain.
Lorsque les technologies seront pleinement déployées et leurs bénéfices optimisés, avec une stratégie et des avantages compétitifs bien dirigés, et après avoir repensé le modèle opérationnel et initié la transformation, il restera une décision fondamentalement humaine à prendre : comment utiliser les résultats obtenus ?
Avec le progrès réalisé, une marge de manœuvre temporelle et matérielle se présentera, soulevant la question de son utilisation : la redistribuer aux actionnaires, aux employés, à l’environnement et aux générations futures, à l’organisation elle-même, à l’écosystème, aux clients, à la société, ou à l’innovation. Il s’agit d’une multitude d’options possibles, et la décision prise sera stratégique, définissant probablement le rôle et l’impact des dirigeants. Mais cette interrogation est en elle même positive, car elle sous-entend que la transformation a été réussie. ▲
DIEGO FERRI, Directeur de la stratégie et de la communication chez EY Fabernovel, Diego Ferri évolue depuis 10 ans dans l’écosystème numérique français. Après avoir été diplômé de l’École Polytechnique, de l’École des Mines de Paris (X2010) et de l’Université de São Paulo, il cofonde la société Shotgun, spécialisée dans la vente de billets de soirées en ligne. Il rejoint l’équipe finance d’EY Fabernovel en 2015 et évolue vers la direction des opérations. Depuis 2019 en charge de la stratégie d’EY Fabernovel, il pilote, entre autres, le lancement de nouvelles offres sur le marché et l’analyse continue des grands mouvements dans le monde de l’innovation. Membre d’organismes comme l’APCI ou la FrenchTech, il contribue à la diffusion de la culture numérique avec l’intention de créer des nouveaux modèles raisonnables. |
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