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L’INDUSTRIE ESPAGNOLE

Revue des Ingénieurs

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17/03/2022

Auteur : François GLÉMET (P 1969 ICiv)

En vingt ans, de 1986 à 2008, l’Espagne a réussi une remarquable adaptation de son économie. Elle a ainsi rattrapé le retard qu’elle avait à la fin des années soixante-dix par rapport aux autre pays européens. Quels sont les points clés de cette réussite?


En 1977, à la fin du processus de transition démocratique, le PIB de l’Espagne était de US$ 5.464 par habitant1, soit 77 % de celui de la France. En 2008, début de la grande crise financière, il atteignait US$ 33.242 par habitant, soit 95 % de celui de la France. En 2020 il s’élève à US$ 38.341, soit 83 % de celui de la France. Le graphique ci-contre indique son évolution par rapport à celui d’autres pays comparables et montre le grand rattrapage opéré de 1986 à 2008.

Dans cet article, nous nous efforcerons d’identifier les points clefs de cette réussite ; dans la première partie, nous rappellerons le contexte politique et les rôles respectifs de l’État et des acteurs privés ; dans la deuxième, nous indiquerons quelques exemples des actions entreprises ; dans le troisième nous aborderons la position des entreprises françaises et conclurons ensuite avec une réflexion sur ce qui s’est passé depuis la grande crise financière de 2008–2009.

CONTEXTE POLITIQUE ET RÔLES RESPECTIFS DE L’ÉTAT ET DES ACTEURS PRIVÉS

Résumons les grandes étapes de l’évolution du régime politique puis ébauchons une description de l’approche de l’“État Stratège” qui permit au pays de “rattraper son retard”.

Évolution du régime politique

À la mort de Franco, le pays entre dans une nouvelle ère qui va connaître différentes étapes :

  • 1975 au 31 mars 1979 : étape dite de la “transition démocratique”
  • 31 mars 1979 au 2 décembre 1982 : gouvernements UCD (droite)
  • 2 décembre 1982 au 4 mars 1996 : gouvernements PSOE (gauche), avec les dates suivantes :
    • 12 juin 1985 : signature du traité d’adhésion à l’UE
    • 1er janvier 1986 : entrée dans l’UE
    • 1er janvier 1993 : fin de la période de transition et pleine entrée dans le “marché unique”
  • 4 mars 1996 au 15 mars 2004 : gouvernement PP (droite)
  • 17 avril 2004 au 21 novembre 2011 : gouvernement PSOE (gauche)
  • 20 décembre 2011 au 1er juin 2018 : gouvernement PP (droite)
  • 1er juin 2018 à ce jour : gouvernement PSOE (gauche)

J’ai été présent en Espagne de l’été 1978 à l’été 1996 et j’ai observé la façon dont l’État et les acteurs privés ont uni leurs efforts pour lancer et mener à bien le “rattrapage” dont le pays avait besoin. Dans de nombreuses occasions, mes collègues et moi avons conseillé et appuyé la fonction publique et le secteur privé à concevoir et mettre en place les mesures d’amélioration de la compétitivité de pans entiers de l’industrie espagnole. Ce qui m’a le plus marqué est résumé ci-dessous.

Une approche pragmatique et non dogmatique au processus de restructuration et amélioration de la compétitivité, basé sur la recherche de solutions éprouvées, quelles qu’en soit l’origine, sans jamais privilégier une “solution nationale” si elle n’est pas la meilleure. Par exemple:

  • La mise en place d’un système fiscal moderne: dès le début des années 1980, avec l’aide du ministère des finances français, l’administration fiscale espagnole (“Hacienda”) pratiquait le prélèvement à la source ! La France ne l’a fait que 40 ans plus tard !
  • Dès le début des années 80, l’Espagne a modernisé les bases de son système bancaire en lançant un effort colossal de mise à niveau des infrastructures, moyens et méthodes de la Banque Nationale d’Espagne, n’hésitant pas à s’inspirer des “meilleures pratiques” en vigueur dans d’autres
  • Dès la fin des années 70, l’Espagne s’est dotée d’un réseau de téléphonie fixe performant avec du matériel suédois, japonais, américain et allemand, n’ayant aucun “champion national” à défendre / privilégier. Puis, dès le début des années 1990, l’Espagne a fait de même avec le réseau de téléphonie Quand je suis rentré en France six ans plus tard, on en était encore aux balbutiements (rappelez-vous le Bi-Bop et ses bornes de proximité) et ce n’est qu’en 1998, avec Itineris, que la situation de la téléphonie mobile française est arrivée au niveau que je connaissais huit ans plus tôt de l’autre côté des Pyrénées.

Le saut d’une génération dans la fonction publique et parfois dans l’entreprise : ce fut l’un des paris du premier gouvernement socialiste qui n’hésita pas à mettre à la tête de directions et services de la Haute Administration Publique des trentenaires, là où la tradition était de placer des cinquantenaires. Qui plus est, le Gouvernement alla jusqu’à recruter pour la Haute administration des citoyens jeunes qui avaient fait une partie de leurs études à l’étranger et connaissaient donc des modèles de gouvernement et de gestion différents. Je me souviens en particulier de Paulina Beato, surnommée “La Roja” qui, bien qu’elle fût membre d’un Grand Corps et membre du parti communiste espagnol, avait étudié aux États-Unis (doctorat d’économie). Elle fut la première femme nommée à la tête d’une entreprise d’État, REDESA et devint membre de nombreux conseils d’administration.

Cette approche fut parfois reproduite dans certaines entreprises privées, en particulier celles dont la majorité du capital était détenue par une famille. 

La confiance dans l’initiative privée pour la gestion au jour le jour et la focalisation de l’État sur un rôle de catalyseur (et non d’opérateur) du changement:

  • La confiance dans le fait que le secteur privé serait prêt à maintenir sur le territoire national des installations de production si elles étaient “raisonnablement compétitives” par rapport à des installations situées dans des pays
  • La conviction que l’État n’est jamais le meilleur “propriétaire naturel” pour une entreprise du secteur marchand concurrentiel … mais qu’il peut aider à l’identification de ce meilleur “propriétaire naturel”.
  • La limitation du rôle de l’INI (Instituto Nacional de Industria, équivalent de l’IRI italien) à des initiatives de restructuration permettant de “désinfecter” les entités malades et de les revendre au meilleur “propriétaire naturel”.
  • La “non-intervention” de l’État dans les conflits sociaux, saufs cas exceptionnels aboutissant typiquement au mécanisme du “laudo” … qui incite fortement les entreprises et les organisations syndicales à trouver une solution sans l’intervention de l’État !

Codorníu est l’entreprise familiale la plus ancienne de Catalogne : 450 ans d’histoire viticole au coeur de caves façonnées par l’architecte moderniste Puig i Cadafalch. L’ICEX (institut du commerce extérieur) a développé les exportations des vins de cava (méthode champenoise). En 2020, les exportations atteignent 152 millions de bouteilles (à comparer à 131 millions de bouteilles exportées pour le champagne français).

Une séparation claire des rôles respectifs des hauts-fonctionnaires et des gestionnaires d’entreprises : une pratique avait existé de nommer un haut-fonctionnaire de son administration à la tête d’une entreprise contrôlée ou fortement “influencée” par l’État puis de cette entreprise à une autre ou bien de le réintégrer au sein de son administration d’origine. L’Espagne a, dès les années 80, repoussé cette pratique qui existait durant les années du franquisme (et qui existe encore, dans une certaine mesure, en France). Elle a évité autant que faire se pouvait de placer prioritairement à la tête des administrations et des entreprises “en difficulté” des hauts fonctionnaires passés par les mêmes écoles (par exemple ceux des “Grands Corps” que sont les “Abogados del Estado” et les “Técnicos Comerciales y Economistas del Estado”). La stratégie a été de faire gérer les entreprises en difficulté par des gestionnaires confirmés issus du secteur marchand concurrentiel et de limiter, pour ces entreprises, le rôle des hauts fonctionnaires aux étapes de conception et lancement des restructurations.

L’existence d’un fort tissu de “grandes entreprises familiales” décidées à ne pas succomber à la tentation de “vendre aux étrangers” et convaincues qu’une bonne gestion permettrait, à l’occasion de l’entrée dans le marché unique, d’aborder une nouvelle étape de croissance internationale. Pour la plupart d’entre elles, il s’agit d’entreprises non cotées en Bourse dont les propriétaires se focalisent sur l’accroissement de la valeur à long-terme plutôt que sur l’impact à court-terme de la publication de résultats trimestriels.

La recherche, de la part de nombreuses entreprises du secteur privé, de partenaires internationaux pouvant leur apporter rapidement des compétences dont elles ne disposaient pas et la réticence à demander l’intervention de l’État (sauf dans certains secteurs spécifiques, comme l’agriculture).

L’utilisation intelligente d’un débouché naturel insuffisamment exploité auparavant: l’Amérique latine (centrale, du Nord et du Sud).

Une volonté partagée par tous, en particulier les plus jeunes, de tout faire pour rattraper le retard conséquence de la période 1939-1975 durant laquelle le pays n’était pas considéré comme un partenaire européen à part entière.

QUELQUES EXEMPLES D’EFFORTS RÉUSSIS

Dans ce chapitre, j’illustre mon propos avec une description schématique d’efforts de restructuration menés à bien dans la période 1984 – 1996.

Restructuration du secteur bancaire

De huit banques moyennes (Banesto, Bilbao, Central, Exterior, Hispano-Americano, Popular, Santander, Vizcaya) le pays est passé à deux grandes banques (BSCH et BBVA). BSCH est aujourd’hui la troisième banque de l’Union Européenne en total des actifs et la deuxième en capitalisation boursière (après BNP-PARIBAS). Sa forte expansion internationale a beaucoup contribué à cette remontée dans le classement européen, entreprise en 1986 par Emilio Botín.

Les principales étapes du processus furent les suivantes :

1989 :

  • Guerre de la rémunération des comptes courants (Banco Santander) ;
  • Fusion Banco de Bilbao avec Banco de Vizcaya en BBV (1989).

1991 :

  • Fusion des banques “nationales” en “Corporación Bancaria” qui deviendra Argentaria ;
  • Fusion du Banco Central avec le Banco Hispano en

1998 :

  • OPA de Banco Santander sur

1999 :

  • Fusion Banco Santander et BCH en BSCH;
  • Fusion BBV et Argentaria en

2017 : Acquisition par BSCH du Banco Popular.

De même, l’État espagnol a fortement incité les banques étrangères à acquérir des banques régionales ou locales en piteux état (cantonnées dans le Fondo de Garantía de Depósitos, certaines depuis le milieu des années 70). Ainsi, la BNP a pu acquérir la Banca López-Quesada, le Crédit Lyonnais le Banco Comercial Español et la Banca Jover (payées beaucoup trop cher) et Barclays le Banco de Valladolid… avant de revendre tout son réseau à CaixaBank il y a peu… tout comme certaines banques françaises revendirent leurs réseaux espagnols dans les années 2000.

Restructuration de différents secteurs industriels

De façon semblable, l’État espagnol a pris toutes les mesures qu’il pouvait pour assurer la restructuration de l’appareil productif dans différents secteurs où les entreprises étrangères étaient déjà présentes et auraient pu succomber à la tentation de délocaliser. L’aide de l’État a été apportée au processus de restructuration, mais jamais l’État n’a procédé à des nationalisations ni n’a exigé d’avoir son mot à dire dans la gestion de ces entreprises. Voici quelques exemples:

  • Biens d’équipement secteur électricité (“Bienes de equipo”) : Brown-Boveri, General Electric, Siemens,
  • Électrodomestiques (“Línea Blanca”) : Electrolux, Fagor, Zanussi…
  • Quelques parties de l’industrie agroalimentaire ; par exemple Galletas (biscuits sucrés), certaines parties du secteur laitier et, dans une moindre mesure, l’industrie des oléagineux.
  • Secteur du tabac (Tabacalera, Seita).

Appui au développement d’industries nationales à fort potentiel international

Dans ce type d’actions, celle qui me vient immédiatement à l’esprit est l’initiative de l’ICEX (institut du commerce extérieur) pour développer les exportations des vins de cava (méthode champenoise). Ce projet lancé en 1986 par Juan Manuel Osorio, s’appuyant sur les entreprises familiales Codorniú et Freixenet, a permis à la profession de faire croître ses exportations de façon spectaculaire. En 2020, les exportations atteignent 152 millions de bouteilles (71,7 % de la commercialisation totale) à comparer à 131 millions de bouteilles exportées (53,5 % de la commercialisation totale) pour le champagne français. Sur une période de 26 années, les exportations espagnoles ont été multipliées par plus de 4, les françaises par environ 1,5. Ici encore, l’État espagnol s’est limité à un rôle de catalyseur, s’appuyant sur deux grands groupes familiaux qui ont “animé le secteur”.

Enfin, indépendamment de ces différentes initiatives et approches visant à améliorer la compétitivité de l’industrie espagnole, il ne faut pas oublier que d’autres acteurs ont su lancer pendant la même période des projets nouveaux qui ont rencontré un franc succès. Ainsi, dans le secteur de l’habillement, les résultats de GOASAM (Grupo Ortega Amancio), avec la marque Zara et ses marques connexes ont fait de cet entrepreneur l’homme le plus riche d’Espagne et l’un des plus riches de la planète.

QUELQUES RÉUSSITES FRANÇAISES EN ESPAGNE

Pour conclure, je rappellerai quelques-uns des principaux succès des entreprises française en Espagne pendant cette même période ; cette liste est partielle et ne reflète ni l’ampleur ni la diversité de la présence des entreprises françaises en Espagne.

  • Dans le domaine de la Grande Distribution, Carrefour (PRYCA), Continent (Continente et surtout DIA) et Auchan (Alcampo).
  • Dans le secteur automobile Citroën, Renault et, dans une moindre mesure, Peugeot; voir l’article consacré à cette industrie dans ce numéro de la
  • Dans le secteur audiovisuel/culturel : FNAC, Darty et Canal Plus, après des débuts difficiles pendant plusieurs années.

Comme nous l’avons vu, l’Espagne a su, pendant une période de vingt ans commençant juste avant le début des années 80, remettre son industrie en ordre de bataille et améliorer profondément sa compétitivité. Cette réussite est le résultat de l’intelligence d’un État-Stratège qui s’est appuyé sur les entreprises privées, majoritairement de caractère familial. On peut ainsi dire que, comme la France, l’Espagne a connu un équivalent des “trente glorieuses”, mais trente-cinq ans plus tard que dans notre pays. Connaît-elle depuis l’équivalent des “trente piteuses” ?

Il faut en effet reconnaitre que depuis la grande crise financière de 2008–2009, l’économie espagnole a souffert plus que celles d’autres pays comparables (voir le graphique en début de l’article). Est-ce parce que le modèle suivi ne fonctionnait plus ? Je ne le crois pas ; je pense plutôt que c’est parce que la génération qui a bénéficié du changement sans pour autant avoir été à son origine s’est endormie sur les lauriers de ses prédécesseurs et a cru que tout fonctionnerait comme avant, avec moins d’efforts. L’appât du gain rapide et facile (“la cultura del pelotazo”) a fait des ravages, dont certains ont été sanctionnés durement. Un ancien ministre, ancien président du FMI, a été condamné par la justice et purge actuellement une peine de prison. Tout comme chez nous: depuis peu, un ancien ministre, ancien secrétaire général de la Présidence de la République est hôte de la prison de la Santé. 

 

1 – Source : OCDE, PIB par habitant, US$, prix courants, parités de pouvoir d’achat courantes https://stats.oecd.org/

 

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