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FRANCE-ESPAGNE

Revue des Ingénieurs

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17/03/2022

Auteur : SILVIA ESTREMS

Par SILVIA ESTREMS,

Executive mentor et auteure silvia.estrems@sementing.com

BIO

Après avoir exercé les fonctions de consultant en développement d’entreprises et de dirigeante de sociétés à Paris et à Barcelone, à mon compte ou en qualité de salariée, je suis désormais Executive mentor et auteure de guides. J’accompagne des dirigeants d’entreprises en croissance ou en transformation.

Je suis certifiée Leadership Circle. J’exerce en catalan, en espagnol et en français, et ce exclusivement en ligne www.sementing.com.


L’Espagne est attirante du fait de son climat, sa culture, le coût de la vie et celui du travail, son marché, son potentiel et ses ouvertures.
Elle est pareillement déconcertante s’agissant des cultures, postures et pratiques professionnelles: le rapport au temps, à la planification, au rendu… Les comprendre permet assurément ne pas les subir, mieux encore de les apprécier et d’en tirer avantage.

Vingt ans de vie professionnelle à Paris, autant à Barcelone, dans des fonctions de consultant et de direction d’entreprise, me permettent, en effet, de savourer chacun de ces deux univers en ayant appris à y circuler utilement. S’ils sont proches géographiquement, leurs modes de fonctionnement sont, à bien des égards, distincts.

Permettez-moi de partager avec vous le fruit de mon expérience à la lumière de quatre clés de lecture à maîtriser : l’histoire, la décentralisation, l’éducation et le sens de la proximité. Je vous livre également la liste de surprenantes différences ainsi que les raisons de mon attachement à Barcelone !

LE POIDS DE L’HISTOIRE RÉCENTE

L’Espagne a vécu une guerre civile de 1936 à 1939 suivie d’une dictature dont elle est sortie officiellement fin 1978 au gré d’un processus de transition démocratique. Le pays a cultivé pendant une quarantaine d’années un fonctionnement conservateur, faiblement ouvert sur l’extérieur et à l’aune d’une religion d’État. Cette longue période a sévèrement réprimé tout ce qui pouvait exprimer, de près ou de loin, l’idéal républicain.

La transition – du décès de Franco en 1975 à la promulgation de la constitution fin 1978 – vit converger plusieurs phénomènes ayant aujourd’hui encore un impact.

Tout d’abord, le besoin de parvenir à un accord permettant de tourner une page douloureuse. Un pacte tacite exonéra de “juger” ce qui s’était passé depuis 1936. Une chape de plomb, aujourd’hui fissurée, s’est donc instaurée. Beaucoup de non-dits continuent de peser notamment sur les jeunes générations. Le droit à la parole, le besoin de s’exprimer et d’être entendu, sont à cette heure cruciaux pour la société espagnole.

La force des manifestations sur des sujets sociétaux en témoigne: ainsi, au lendemain des attentats de Madrid en 2004, 11 millions de personnes réclamant la transparence dans les médias de communication ; ou le mouvement des indignés, également désigné mouvement “15 M”, exigeant une ouverture au processus démocratique.

Vous comprendrez ainsi le niveau sonore dans les espaces publics et la force des conversations, quelle que soit la situation sociale ; d’ailleurs, ni la crise de 2008 ni le Covid n’ont altéré la vitalité expressive.

Dans les entreprises, ce passé est encore un sujet tabou. Le clivage entre les promoteurs de valeurs démocratiques et républicaines et les défenseurs de valeurs conservatrices, royalistes, est net. Je recommande une certaine retenue dans l’expression d’opinions personnelles sur ces sujets. Pratiquer la plus grande ouverture vers l’une et l’autre des positions, avec une curiosité bienveillante, facilitera sans nul doute le dialogue et vos relations avec vos interlocuteurs !

Les mouvements sociopolitiques mondiaux des années soixante-dix ont, durant la période de transition, grandement inspiré et motivé une population qui en était exclue. Probablement est-ce là la source d’une forte créativité artistique, mais aussi d’un consumérisme exacerbé expliquant l’émergence des centres commerciaux et le succès des ventes en ligne ; la belle voiture et la résidence secondaire devenant des marqueurs de statut.

Enfin, la succession de périodes de fragilité économique et d’insécurité a développé une grande capacité de résilience de la population. Cette capacité a sans nul doute permis de traverser les crises plus récentes. Il en a été ainsi lors de la bulle immobilière, alors que le chômage touchait plus de 50 % des jeunes et 27 % de la population professionnelle et qu’il n’est toujours pas revenu à son niveau de 2007. Il en a été ainsi, également, pour la crise du Covid, dans un contexte où l’État n’a débloqué aucune aide du type de celles versées en France. Ici, le travailleur n’attend pas de l’État une réponse à ses problèmes; au mieux celle-ci viendra d’une initiative municipale et parfois régionale, telle une bouffée d’air.

En Espagne, les situations difficiles activent les capacités de débrouillardise individuelles, les liens avec la famille et mobilisent le tissu associatif. Cette résilience individuelle rejaillit sur les entreprises généralement plus réactives et agiles face à l’imprévu.

Le Park Güell d’Antoni Gaudí à Barcelone, inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco en 1984.

LE MODÈLE DÉCENTRALISÉ DE L’ESPAGNE, CLÉ DE SON DÉVELOPPEMENT

L’idée d’une Espagne considérée comme une unité n’existe pas, contrairement à ce que l’école en France nous a enseigné. L’Espagne dans laquelle je vis se caractérise par de forts sentiments régionaux ; la revendication d’une identité espagnole est secondaire à une appartenance locale affichée. La culture, les modes de vie et les structures sociales, voire la langue, sont en réalité très différents d’une région à l’autre.

Ainsi les régions ont, pour certaines, une langue qui leur est propre – basque, catalan, galicien et valencien – différente du castillan, la langue commune de l’Espagne. Elles sont aussi et surtout toutes dotées d’une forte autonomie et des prérogatives requises notamment en matière juridique, d’éducation et de santé.

Par conséquent, chaque région autonome dispose d’un gouvernement qui légifère et gère son territoire dans le respect de la constitution.

Si depuis 1978 l’Espagne compte dix-sept régions autonomes, certaines l’étaient déjà avant la guerre de 1936. Toutes revendiquent aujourd’hui plus d’autonomie ; l’une réclame l’indépendance. Celles dont l’autonomie est la plus récente profitent largement de cet avantage.

Toutes les régions ne sont toutefois pas sur un pied d’égalité dans leur relation avec le gouvernement central. La région basque, par exemple, a su négocier et obtenir la capacité de collecter la totalité des impôts régionaux et nationaux, à charge pour elle de reverser sa contribution à l’Etat. À l’opposé, la région catalane ne collecte que les impôts régionaux, et c’est au travers d’un montant d’investissements accordé lors de la transition que l’État devrait contribuer à son développement – accord non respecté depuis plus de 10 ans.

Au-delà, de ce déséquilibre économique, la capacité régionale à légiférer est depuis ces dix dernières années, une source de conflit entre certaines régions et le pouvoir central ; en effet, seul le tribunal constitutionnel (central) est compétent en matière de constitutionnalité. Il a ainsi révoqué une loi d’encadrement des loyers, la mise en place de tickets modérateurs ou la limitation du fracking (fracturation hydraulique) sur les côtes méditerranéennes.

Les différences régionales sont profondément culturelles. Elles se traduisent dans la manière de conduire les affaires. Pour illustration, à Madrid, le réseau de relations est essentiel ; la plupart des grandes décisions se négocient autour du déjeuner (toujours interminable, nous semble-t-il). En revanche, à Barcelone, ce qui fait foi et permet d’établir une relation de confiance est la capacité à obtenir des résultats et l’engagement au travail. Disposer d’équipes commerciales adaptées à chacune des manières de faire est indispensable à un développement dans ces deux régions. Décider de l’endroit où implanter son siège social dépend également de la nature de votre projet. Travailler dans l’une ou l’autre ville et s’y épanouir dépendra de vos centres d’intérêt, priorités et valeurs.

L’INFLUENCE DU MODÈLE ÉDUCATIF SUR LE TRAVAIL ET L’ACTIVITÉ PROFESSIONNELLE

Le système éducatif français entend développer une pensée dialectique (thèse, antithèse, synthèse), une démarche conceptuelle, une capacité d’analyse et l’esprit critique. Le système espagnol, dans son élaboration centralisée, privilégie l’acquisition de connaissances. Les épreuves de l’équivalent du baccalauréat ou certains examens à l’université tiennent d’ailleurs à leur seule évaluation, essentiellement via des QCM. Cela témoigne-t-il d’une volonté de concentrer les capacités de réflexion à quelque élite ? 

Il est sage de ne pas en sous-estimer les impacts et les manifestations dans le fonctionnement des entreprises. Il y a peu, voire pas, de planification, d’anticipation et de réflexion précoce. Pas davantage de définitions et de formalisation préalables, précises et consensuelles, etc.

Prédominent les initiatives, l’action, l’essai-erreur, la rapidité, le pragmatisme. Les projets sont lancés, mais n’aboutissent pas toujours, faute de moyens. La réactivité face à l’imprévu est normale et attendue. Les contrats décrivent de grands principes. La parole compte. De plus, le goût pour les démarches et perspectives conceptuelles est faible. Une amie travaillant dans le marketing me citait le nombre de maquettes à réaliser afin d’illustrer ses propos et d’obtenir une validation. En Espagne, il est d’usage de valider ce qui est visible et tangible plutôt qu’une idée ou un concept.

Ne vous étonnez pas si votre interlocuteur ne prend aucune note. C’est habituel.

En Espagne, la communication tactile est naturelle. On se prend dans les bras dans des circonstances importantes…
N’hésitez donc pas à vous rapprocher
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LE BESOIN DE PROXIMITÉ À L’AUTRE

La famille, l’association, le collectif sont des piliers du fonctionnement sociétal. Ces liens, gages de soutien en cas de difficulté, sont importants. Cette caractéristique engendre des comportements singuliers en entreprise.

On rentre, par exemple, déjeuner chez papa et maman au moins une fois par semaine ; la loterie de Noël étant une affaire collective, les billets sont achetés en commun. Les repas sont souvent pris ensemble, celui de Noël est de rigueur, et partager une bière ou des activités sportives après le travail est normal. La séparation entre vie privée et vie professionnelle n’est pas rigide. Les Espagnols sont extravertis et bruyants pas seulement dans les cafés et au restaurant, ils le sont pareillement en réunions, qui requièrent toujours un temps de conversation informelle.

Par ailleurs, l’espace lors des interactions est réduit, la distance de “sécurité physique et sociale” est rare en Espagne. La communication tactile est naturelle. Si l’on se serre éventuellement la main lors d’un premier contact, la bise ou l’accolade sont de rigueur au moment de se quitter. On fait la bise à son supérieur hiérarchique, à son client, à un prospect, sans aucun problème. On se touche pour souligner une relation, marquer un aspect important… On se prend dans les bras dans des circonstances importantes : pour marquer des retrouvailles, un événement majeur ou apporter du réconfort. N’hésitez donc pas à vous rapprocher.

Poids de l’histoire, force des régions, éducation, sens et goût de la proximité sont les éléments qu’il me paraissait important de partager.

Par-delà ces différences, je sais que bien des similitudes unissent l’Espagne et la France. Songeons à quelque accointance historique et notamment au code Napoléonien, à des préoccupations sociétales quant au futur de nos enfants… et tout cela sous un même soleil à partager. 

 

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