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HOMMAGE À BRUNO LATOUR

Revue des Ingénieurs

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04/03/2023

 Lorsqu’il arrive à l’École des Mines en 1982, Bruno Latour vient juste de publier, avec son collègue Steve Woolgar, Laboratory Life, un des premiers ouvrages de sociologie consacré intégralement à l’analyse des activités pratiques des scientifiques. L’étude, qui deviendra un classique, s’inscrit dans un genre nouveau : les ethnographies de laboratoire, dans lesquelles c’est l’observation in situ des chercheurs au travail, “à la paillasse”, qui permet d’élucider la production des fameuses “vérités scientifiques”. Le recours à une telle méthode, qui adapte les démarches mises au point par l’ethnologie dans les années 1920 pour étudier les sociétés non occidentales, est emblématique de la posture qui s’impose peu à peu dans le champ STS à cette époque, et dont Latour aura été un des plus actifs porte-parole : appliquer le “principe de symétrie”, c’est-à- dire étudier avec les mêmes outillages intellectuels la production des faits scientifiques et des faits ordinaires, et même l’émergence des vérités et des erreurs dont la science est parfois le siège.

Philosophe de formation, auteur d’une thèse en théologie, converti aux postures de l’anthropologie, pratiquant à l’occasion l’histoire et la sociologie, Latour ne se sentira sans doute jamais en milieu hostile dans l’école d’ingénieurs où il exercera jusqu’en 2007, date où il rejoindra Science Po. Il porte à vrai dire un intérêt égal pour les chercheurs scientifiques et pour les ingénieurs engagés dans la production de nouveaux objets et de nouveaux systèmes techniques. La technique est bien pour lui au cœur de l’activité humaine, mais dans un sens différent de celui que l’on célèbre généralement lorsqu’on fait référence à l’homo faber. L’enjeu n’est pas pour lui de marquer, par la technique, la différence entre l’espèce humaine et les espèces animales – tout au long de sa carrière, Latour nouera des liens avec les penseurs qui prêtent attention à l’intelligence animale sous toutes ses formes, comme la primatologue Shirley Strum ou la philosophe Vinciane Despret. Il s’agit au contraire de reconnaître que la société ne tient que par un recours abondant aux liens entre humains et non humains, et que les dispositifs techniques y prennent une part fondamentale.
C’est sans doute dans Aramis ou l’amour des techniques, publié en 1992, que Bruno Latour a décrit le plus clairement le rôle que les ingénieurs occupent selon lui dans la construction des relations sociales. L’ouvrage rend compte d’une étude “post mortem” à propos d’une innovation qui a échoué : il s’agit d’un projet de système de métro automatique en région parisienne qui fait l’objet de nombreuses recherches depuis 1969, et est finalement abandonné en 1987. Dans une parodie de roman policier, Latour met en scène un jeune étudiant en formation qui assiste son maître sociologue dans une enquête dans les mondes d’ingénieurs du secteur des transports : il s’agit de découvrir “qui a tué le projet Aramis”. La lecture de l’ouvrage indique que si Bruno Latour s’intéresse aux ingénieurs, ça n’est sans doute pas pour la clairvoyance plus particulière sur l’adéquation des fins aux moyens que leur conféreraient leurs formations d’excellence – la référence à une “sociologie d’ingénieur” qu’on entend parfois évoquer est particulièrement mal venue pour situer sa démarche. Étonnamment peut-être, Latour apprécie à sa juste valeur la capacité des ingénieurs à faire preuve d’un amour des techniques, là où les sciences sociales haïssent ou, pire, ignorent les objets techniques. Plus fondamentalement il est animé par la conviction que c’est par le travail de conception des nouveaux objets et systèmes que se renouvelle en permanence ce qui fait le lien social. Pour autant Latour se méfie du technicisme et invite vigoureusement les ingénieurs à prendre en compte la façon dont leurs créatures sont susceptibles d’entrer en société, et à se faire ainsi eux-mêmes sociologues : “Aux techniciens, j’ai voulu montrer qu’ils ne pouvaient pas même concevoir un objet technique sans prendre en compte la foule des humains, leurs passions, leurs politiques, leurs pauvres calculs, et qu’en devenant de bons sociologues et de bons humanistes, ils en deviendraient de meilleurs ingénieurs et des décideurs plus avisés.” (Aramis, p. 8)
Au-delà des travaux portant sur l’innovation scientifique et technique qui marquent le début de sa carrière, Bruno Latour s’intéressera à de nombreux objets, dont le droit et l’économie. Développant de plus en plus nettement le questionnement sociopolitique qui est au cœur de sa pensée, il livrera dans plusieurs ouvrages son analyse des implications de la crise environnementale contemporaine et de ses enjeux. Il mène également des activités d’enseignement à l’École des Mines, avec des cours qui, dans leur forme comme dans le fond, témoignent de la profonde originalité de sa personnalité. Infatigable lecteur luimême, il contribuera grandement à développer une culture de la lecture d’ouvrages, et à appuyer l’idée qu’une bibliothèque richement pourvue est un outil de base indispensable pour toute pratique de recherche et d’enseignement. C’est sans doute là un de ses nombreux legs au public des ingénieurs qui, comme il l’écrivait avec malice, n’étaient pas naturellement portés vers la lecture d’ouvrages de sciences sociales : “Faire lire des livres à un ingénieur ? Le choc était plutôt rude.” (Aramis, p.18) 

 HOMMAGES DES ALUMNI

Philippe Kalousdian (P92), président de Mines Paris Alumni
Je me souviens de la controverse que Bruno Latour nous avait présentée relativement au projet du Val Aramis, dont les voies d’essais ont depuis été occupées par l’hôpital Georges Pompidou. Un métro révolutionnaire qui permettait d’allier vitesse et desserte dense. C’était une introduction à la réalité complexe, faite de Dur et de Mou, comme j’y suis confronté quotidiennement dans mes activités de consultant et de responsable d’entreprises. Merci à lui et merci à l’école qui l’avait fait venir pour nous dispenser cet enseignement.

 Philippe Emsalem (P83)
Lors de la cérémonie du 1er “Classgift” que j’avais eu l’honneur de parrainer en 2015, les premiers mots de mon discours avaient été pour rappeler la singularité et l’ouverture de l’École, en évoquant les cours de sociologie de Bruno Latour. C’était pourtant il y a plus de 30 ans, c’étaient ses premiers cours à l’École. Sociologie ! Bruno Latour faisait entrer le potlatch et les noms de Mauss et de Levi Strauss dans une enceinte dédiée à former des scientifiques, mais pas seulement croyait-il à juste titre, et avec lui la direction de l’École. Et en ouvrant ces portes inattendues, il nous amenait à adopter un recul nécessaire sur la démarche scientifique. Aujourd’hui, en particulier dans mon activité de conseil et de recherche, j’en retiens encore l’importance du lien entre ce que je fais et la structure où je le fais, et la relativité de l’originalité de mon action.

 Laurent Kraif (P95)
Un prof original et une approche originale de la sociologie, c’était Bruno Latour que nous sommes plusieurs à avoir eu le privilège d’écouter aux Mines Paris. Un grand prof aux yeux rieurs. Merci.

Lauriane Gorce (P15)
After 2 years of very intense hard science studies to prepare for challenging entry exams for French engineering schools, I started a course at MINES ParisTech called “socio-technical controversies”, which was a big change from “pure” physics and mathematics. Thank you Bruno Latour for this innovative course. This perspective on science and public debates was a revelation to me: the beginning of an ever growing interest in the science technology studies (STS) field. And I explored it more and more during my master. Thank you Bruno Latour for the very fun and thought provoking texts that still influence my work today!

 Christian Michaud (P89)
C’est avec stupéfaction et tristesse que j’apprends le décès de Bruno Latour. Comme pour beaucoup d’entre nous, il avait été notre professeur. J’avais gardé de ses cours des souvenirs d’intelligence et de culture, qui avaient ouvert l’esprit du taupin que j’étais encore.

 Sylvain Cros (Doct.P04)
“As-tu lu Latour?” étaient les mots (souvent) répétés par nos directeurs de thèse du centre OIE de Sophia Antipolis chaque fois qu’une de nos argumentations scientifiques ne tenait pas debout. Les doctorants de l’équipe étaient invités à lire La science en action où l’argumentation est symbolisée en tant que champ de bataille par Bruno Latour que je résumerai par “Avance avec tes propres résultats ou protège-toi derrière ceux des autres avec une référence bibliographique”. De passage à l’école à Paris en 2004, une de ses doctorantes me l’a présenté. Je garde un souvenir fier de sa réaction à mon très bref exposé de mes travaux de thèse sur l’ouverture, grâce à l’Internet naissant, des données de gisement solaire mondial au public, qu’il considérait comme un véritable progrès sociétal.

 

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