Interview de Valérie LEVKOV, directrice Afrique & Moyen Orient d'EDF, par Thiery DOUCERAIN (N73)
Quelle est la place de l’Afrique dans la stratégie internationale d’EDF? Avec quelle ambition, en termes de projets et d’investissements ?
L’Afrique occupe une place importante dans la stratégie d’EDF pour plusieurs raisons. Ce continent a d’énormes besoins en matière de production d’électricité décarbonée, les projets y sont nombreux et ils drainent énormément de financements internationaux : la Banque Mondiale, la Banque française de développement, et tous les bailleurs de fonds multilatéraux s’y intéressent. Enfin EDF a une expertise reconnue en tant qu’acteur industriel et opérateur dans tous les pays et pas seulement francophones. Le développement d’EDF en Afrique s’articule autour de quatre axes.
Le premier concerne les énergies renouvelables avec en premier lieu l’hydraulique. EDF dispose d’atouts par rapport à ses concurrents: c’est un opérateur pertinent à toutes les étapes d’un projet (financement, développement, construction et exploitation) grâce notamment à son ingénierie intégrée. EDF a ainsi développé le projet hydraulique de Nachtigal au Cameroun (420 MW) mis en eau en juin 2023 et dont le premier groupe sera mis en service en décembre et les autres d’ici fin 2024. À terme cette centrale représentera un tiers de l’électricité produite dans le pays. Des projets similaires sont en cours de développement. On peut citer: le projet Kikot (500 MW) au Cameroun, le projet Mpatamanga au Malawi (350 MW) et le projet Mphanda Nkwa au Mozambique (1,5 GW) en partenariat avec Total Énergies. Toujours dans l’axe “renouvelable”, on peut évoquer en complément des projets solaires et éoliens d’EDF Renouvelables au Maroc et en Afrique du Sud, ainsi que la biomasse. Nous sommes en train de construire en Côte d’Ivoire le projet biomasse de Biovea (46 MW), qui sera la plus grande centrale biomasse de toute l’Afrique de l’Ouest et Centrale. C’est un projet d’économie circulaire (emploi des déchets de l’agriculture) créateur d’emplois locaux durables (1 000 emplois dans le cas de Biovea) Le deuxième axe est la création d’une Business Line “Off Grid”. Il s’agit de production solaire décentralisée de très petite taille pour les populations rurales qui n’ont pas accès à l’électricité, que l’on installe à domicile et pour laquelle les paiements se font par le biais du “mobile money”. EDF investit et le client (en l’occurrence le foyer domestique) paie un loyer sur trois ans avant de devenir propriétaire. Aujourd’hui EDF a équipé 450 000 foyers dans plusieurs pays: Togo, Kenya, Côte d’Ivoire, Afrique du Sud, Zambie et Sénégal. C’est un succès, car l’Off Grid offre un accès à l’électricité sans attendre le raccordement aux infrastructures centralisées dont la réalisation est très longue.
Le troisième axe est le “B to B” avec l’installation de panneaux solaires sur toitures ou sur les sites de clients industriels et commerciaux (usines, sites industriels, agences bancaires…). C’est un axe qui démarre notamment avec des exemples réussis de réalisation au Kenya (Aciérie), en Afrique du Sud (Data center) et Cameroun (Banques).
Le quatrième axe est l’efficacité énergétique qui constitue un enjeu important pour le tertiaire et l’industrie. Nous avons une activité bien établie en Côte d’Ivoire que nous allons étendre à nos autres pays. Par tous ces projets, EDF a la volonté non pas de se substituer aux acteurs locaux, mais de créer une empreinte territoriale grâce à ses différents savoir-faire.
Comment EDF finance t-elle ces projets ? Pour développer ses projets,
EDF s’est donnée pour règle de s’associer à des partenaires locaux et internationaux, tout en s’assurant d’une position de co-contrôle et d’un rôle industriel fort. Ainsi à Nachtigal, EDF assure le lead technique avec une participation de 40%, le reste étant pris en charge par l’État du Cameroun (15%), l’IFC (20%) un fonds membre du Groupe Banque Mondiale, Africa 50, un fonds d’investissement Africain (15%), et STOA (10%) un fonds de développement français.
Nos projets utilisent le financement de projet dit “sans recours” qui laisse une part du risque de remboursement de la dette aux prêteurs et permet aux actionnaires de ne pas consolider la dette. À titre d’exemple, la dette s’élève à 74% du coût du projet sur Nachtigal. EDF n’est donc engagée qu’à hauteur de 9,6 % (sa part dans l’equity).
L’accès à l’électricité est un enjeu majeur dans un continent où 50% de la population en est privée. Quelles sont les solutions qui seraient les plus à même de corriger cette situation?
C’est en effet un point important. Pour une large part cette disparité est liée à des différences de niveau de vie entre les pays où existe une industrie (Maroc, Afrique du Sud par exemple) et ceux dont l’activité est rurale, comme souvent en Afrique subsaharienne. Dans ces pays le manque d’énergie freine le développement économique, ce qui ne permet pas de sortir de la pauvreté. Il faut impérativement inverser cette spirale négative.
Comment faire pour rendre cette spirale vertueuse en favorisant l’accès à l’énergie ? Je développerai trois idées:
• Aider à l’accélération de la décentralisation de la production d’électricité sur le modèle “Off Grid”, sans attendre les réseaux qui sont longs à réaliser parce que coûteux du fait des espaces à couvrir.
• Financer des renforcements ou extensions de réseaux via des financements multilatéraux ou encore via des modèles Indépendant Power Producer (IPP). Ces projets exigent beaucoup de temps pour leur développement, mais sont indispensables à terme pour fiabiliser les projets de production.
• Améliorer la gestion et la performance des entreprises d’énergie nationales qui sont souvent en situation de quasi-faillite, en renforçant la gouvernance et en réformant les systèmes tarifaires pour octroyer les subventions à ceux qui en ont le plus besoin. Cela permettrait d’augmenter les ressources de ces entreprises pour mieux entretenir et développer leurs capacités de production et transport.
Sur un continent où les énergies fossiles pesaient en 2020 pour presque 80% de la production d’électricité, et où de nombreuses ressources sont disponibles, la décarbonation est une nécessité. Le mouvement est-il engagé ?
Le continent est placé devant un double défi. Il lui faut assurer son développement économique pour sortir de la pauvreté et faire face à la démographie galopante tout en s’engageant dans la transition énergétique indispensable. Le gaz va prendre une place plus importante suite à la découverte de gisements de gaz au Mozambique et au large du Sénégal. Il offre de nombreux avantages. Il permettrait aux pays qui feront ce choix de disposer d’une source d’électricité pilotable, permettant de pallier l’intermittence de l’éolien ou du solaire. Il permet également d’engager une transition du charbon vers le gaz, ou du fuel lourd vers le gaz, en réduisant l’impact environnemental, car les centrales à gaz les plus récentes ont des rendements supérieurs à 60% et des émissions polluantes très faibles.
Un zoom sur l’Afrique du Sud où les difficultés sont critiques (pénuries). Quel est votre regard sur cette situation?
L’Afrique du Sud connaît une crise politique, économique et sociale qui résulte de problèmes de gouvernance. L’énergie n’échappe pas à cette crise ; ESKOM l’électricien national est paralysé dans ses décisions et ne parvient plus à assurer une disponibilité suffisante de son parc de production, et ses réseaux de transport, faute de développement sont saturés. Des coupures de courant sont programmées quotidiennement (et scrupuleusement respectées), pénalisant ainsi le développement économique général du pays. Une des conséquences est l’absence de consensus politique autour d’une sortie du charbon. Pour autant, et malgré ce contexte, des évolutions positives peuvent être relevées. Le solaire et l’éolien parviennent à se développer, avec des variantes intégrant des systèmes de stockage par batteries. EDF Renouvelables exploite ainsi 142 MW de capacités renouvelables, et dispose de près de 600 MW de projets signés. Un deuxième point prometteur est la mise en place de “Wheeling Agreement” par lequel une production renouvelable privée peut injecter sa production sur un réseau national ou communal et être consommée par des acteurs privés n’importe où dans le pays. Enfin, le pays a un potentiel d’équipement en Station d’énergie par pompage (STEP) afin de stocker l’excès d’énergie renouvelable intermittente, mais il veut également augmenter la place laissée au gaz en développant des projets “gaz to power”.
Ces éléments pourraient déclencher un premier mouvement de sortie du charbon, notamment la fermeture des centrales d’ESKOM les plus anciennes. La transition énergétique du pays est à ce prix. ▲
Valérie LEVKOV
Valérie Levkov a fait toute sa carrière professionnelle chez EDF en occupant des fonctions variées, passant de la R&D à la finance et à la communication. Après avoir été en charge du développement international des nouveaux projets nucléaires à la Direction Ingénierie nucléaire pendant 5 ans, elle est depuis juillet 2015 directrice Afrique et Moyen-Orient.
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