Auteur : Georges MAILA (N 1999 ICiv)
Pour comprendre l’intérêt d’une telle monnaie numérique, il faut d’abord savoir comment fonctionne une monnaie, puis connaître les atouts d’une monnaie numérique. Et si la création d’une monnaie numérique pour les Banques Centrales n’était pas vraiment une option? Explications.
Nous avons l’habitude de manipuler de la monnaie. On commence par des pièces, puis à l’âge adulte, ce sont des retraits aux Distributeurs Automatiques de Billets (DAB) en France et à l’étranger, des ordres de virement et des prélèvements sur nos comptes en banque. Et cela sans que l’on se pose la question sur l’objet “monnaie” manipulé. Dans le monde des banquiers centraux, un des sujets du moment est la Monnaie Numérique de Banque Centrale (MNBC ou CBDC, Central Bank Digital Currency dans la littérature). Cette expression MNBC pose immédiatement plusieurs questions :
D’abord, concrètement, comment fonctionne la monnaie et quels en sont les circuits ?
Qu’est-ce que la monnaie de Banque Centrale ?
Qu’est-ce qu’une monnaie numérique (après tout, nous accédons déjà à nos comptes sur nos smartphones) ?
Et quand on aura répondu à ces premières questions : une monnaie numérique de Banque Centrale, pour quoi faire ?
FONCTIONNEMENT ACTUEL DE LA MONNAIE
Classiquement depuis Aristote, on attribue 3 fonctions à la monnaie :
• La fonction de moyen d’échange : une monnaie est un moyen de paiement non refusable ;
• La fonction de réserve de valeur : une monnaie a une certaine stabilité dans le temps ;
• La fonction d’unité de compte : une monnaie permet de libeller et comparer les prix.
Par ailleurs, nous utilisons quotidienne- ment deux formes de monnaie :
• La monnaie fiduciaire, qui est celle des pièces et des billets ;
• La monnaie scripturale, qui est inscrite dans nos comptes en banque.
Une distinction moins connue concerne la nature de la monnaie. En effet, celle-ci peut être monnaie centrale ou commerciale, suivant qu’elle est émise par des Banques Centrales ou par des banques commerciales. Pour le particulier ou l’entreprise, le seul accès à la monnaie centrale se fait par la monnaie fiduciaire. Les banques commerciales ont, elles, accès à la monnaie centrale scripturale. Illustrons : je dépose un billet de 100 € sur mon compte courant et constate dans la foulée que mon compte en banque a été crédité de ces 100 €. Ma banque considère que ses réserves ont augmenté de 100 € et qu’elle me doit 100 € de plus qu’avant. En fonction de ses réserves, et dans le cadre du système actuel de réserves fractionnaires, la banque crée temporairement de la monnaie (commerciale) en accordant des crédits à ses clients : à l’échéance du crédit, l’emprunteur aura intégralement remboursé le capital, la banque aura perçu les intérêts et la monnaie commerciale préalablement créée sera donc détruite.
Une banque peut ainsi créer de la monnaie tout en devant toujours être en mesure d’honorer les dépôts de ses clients, qui peuvent à tout moment demander de retirer ou transférer leurs avoirs. Or les échanges interbancaires, tout comme les retraits, ne se font qu’en monnaie centrale, et donc sur la base des réserves.
Résumons : les particuliers ont des comptes auprès des banques commerciales en monnaie commerciale. Les banques commerciales ont des comptes en monnaie centrale auprès des Banques Centrales, et il y a plus de monnaie commerciale émise que de monnaie centrale en réserve (Graph 1).
Lorsqu’un client d’une banque demande le transfert vers un compte dans une autre banque, la banque débitée doit transférer autant de réserves vers la banque créditée. Des mouvements se font donc, dans les bilans des deux banques commerciales pour les comptes des clients et la banque centrale débite et crédite les comptes de réserves des banques en question. Un transfert de compte à compte dans une même banque est une opération pure- ment interne et sans impact sur ses réserves.
Les billets sont quant à eux “achetés” par les banques commerciales à la Banque Centrale contre des réserves (les billets lui sont “vendus” contre des réserves).
Et comment se crée la monnaie centrale ? C’est justement le rôle de la banque centrale : elle fixe les conditions de financement des banques commerciales (politique monétaire conventionnelle) ou intervient sur les marchés via des achats/ventes d’actifs (typiquement des obligations, de l’or ou d’autres devises) à concurrence de la monnaie centrale qu’elle crée/détruit. Mais ceci dépasse largement notre propos…
QU’ENTEND-ON PAR MONNAIE NUMÉRIQUE DE BANQUE CENTRALE?
Il s’agit tout simplement de l’émission par une banque centrale d’un équivalent numérique du billet de banque. Et ceci pose tout un tas de questions, à commencer par : quel serait le rôle des banques dans un tel modèle puisqu’à priori l’intérêt de déposer son argent en banque s’amoindrit ?
Le numérique permet un passage à l’échelle que les billets ne permettent pas, pour des besoins licites (“je ne fais pas confiance aux banques, je mets mon argent sous mon matelas”) comme illicites. Par ailleurs, toute possession et tout échange laissent des traces numériques et sont donc à jamais sauvegardés en n exemplaires. Quid alors du respect de la vie privée ?
Deux grandes méthodes de détention sont envisageables :
1. Un accès direct, l’équivalent numérique d’un retrait au DAB. Une fois la MNBC ainsi retirée, son possesseur en est l’unique conservateur et l’unique responsable. Cette monnaie numérisée s’échange de pair-à-pair, comme un billet. Dans ce cas-là, on parle de monnaie jeton ou de monnaie tokenisée (comme la détention de cryptoactif, dont le Bitcoin) – Graph2-1.
2. Un accès intermédié par
a. les banques commerciales qui conserveraient de la MNBC pour le compte de leurs clients, les valeurs de cette MNBC n’étant plus comptées dans leurs réserves – Graph2-2 ;
b. la banque centrale, qui gérerait en direct, en sus de ceux des banques, les comptes en MNBC des particuliers et des entreprises – Graph2-3.
Là encore, plusieurs questions et défis se posent. Pour les banques commerciales, par construction, la MNBC réduit les réserves. Si aucune limite de détention en MNBC n’était posée, on pourrait craindre une fuite massive des dépôts bancaires vers cette nouvelle forme de monnaie, ce qui fragiliserait la stabilité financière. On pourrait mettre des limites de détention, comme celles que nous avons déjà, par exemple des limites de retrait par mois au DAB déjà inscrites dans nos conventions bancaires. Ces limites sont aujourd’hui contractuelles, autrement dit un individu pourra par exemple avoir le droit de retirer 1 000 € tous les 7 jours glissants et un autre plus fortuné 10 000 €. Mais si des limites de détention sont posées, qu’en serait-il pour les commerçants ? Et peut-on considérer que les mêmes limites s’appliquent au boucher de quartier, à l’hypermarché de périphérie ou à Amazon ?
Les banques ont par ailleurs des obligations en termes de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Comment faire évoluer ces contrôles avec une monnaie numérique ? Si les particuliers avaient des comptes à la banque centrale, cette dernière serait vraisemblablement en première ligne pour les contrôles ; or ces contrôles ne sont pas à ce jour dans ses attributions. Et dans la zone euro, pourra-t-il y avoir des choix différents de mise en place : un pays avec de la détention via la banque centrale, un autre via un jeton, ou un seul choix devra-t-il émerger ? Et si plusieurs choix sont possibles, doit-on les rendre compatibles entre eux, et si oui comment ?
UNE MNBC POUR QUOI FAIRE?
Comme on le voit, la création d’une nouvelle forme de monnaie centrale pose un certain nombre de questions, qui ont trait à la stabilité financière comme au respect de la vie privée.
Et à quoi servirait cette monnaie numérique ? Si l’on revient aux 3 fonctions précédemment citées, les propriétés de réserve de valeur et d’unités de compte sont inchangées. Reste alors la fonction d’échange.
Dans les pays industrialisés, les solutions de paiement ne manquent pas (cartes de paiement, virements SEPA gratuits voire instantanés, ou encore Apple/Google Pay). Toutefois, les virements instantanés ne sont quasiment pas utilisés et les moyens de paiement les plus usités sont tous extra-européens : les réseaux Visa et Mastercard sont opérés par des Américains, tout comme Apple et Google Pay. S’il existe déjà une initiative européenne pour créer un concurrent (EPI, European Payment Initiative), elle tarde cependant à produire des résultats concrets.
Un cas d’usage très mal traité aujourd’hui est celui des remises migratoires (remit- tances) : il s’agit des montants envoyés par la main-d’œuvre immigrée vers son pays d’origine. Souvent les sommes transmises sont de faibles valeurs (quelques centaines d’euros) et les frais de transferts prélevés par les opérateurs (type Western Union ou Moneygram) sont particulièrement élevés, jusqu’à 20 % du montant transféré. Des estimations de la Banque mondiale indiquent que ces flux représentent jusqu’à 15 % du PIB pour certains pays. L’impact des frais de transfert se compte donc en pourcentage de PIB dans ces pays !
Passer par des cryptoactifs, notamment le Bitcoin, est une possibilité aujourd’hui. En effet, un vieux smartphone et une connexion Internet permettent l’ouverture d’un wallet. Il suffit donc que le Bit- coin soit acheté dans un pays puis transféré quasi instantanément pour une somme modique à n’importe quel autre wallet. La fraction de Bitcoin reçue sera ensuite vendue contre de la monnaie locale.
En 2019, Facebook a vu son projet de création d’un panier de devises nommé Libra (renommé Diem en décembre 2020) se faire bloquer par le G7. Il aurait permis de toucher près de 2,5 milliards d’utilisateurs. La raison de ce refus était la crainte qu’à force d’utilisation, le Diem lui-même eût participé à la valorisation des devises de son panier, mettant à mal l’indépendance des Banques Centrales, en particulier face à un acteur privé.
OBLIGÉES D’EN ÊTRE…
Aussi, la réflexion autour des MNBC revêt à ce jour un caractère défensif. Comme il n’y a plus de difficultés tech- niques, les projets se feront avec ou sans les Banques Centrales. Elles doivent donc en être pour ne pas se retrouver débordées.
Néanmoins, nous avons exploré jusqu’ici des usages dits de détail. Mais la MNBC peut également servir pour le commerce de gros (wholesale), c’est -à- dire pour l’investissement et l’interbancaire. Contrairement aux formes existantes de monnaie qui finalement ne peuvent qu’être transférées sur instruction, la MNBC pourrait être programmable voire intelligente. Et les titres pourraient également être tokenisés. Or il existe des plateformes dans lesquels ces tokens sont programmables. Illustrons par l’exemple et considérons une obligation émise à taux fixe, mettons 1 %. Aujourd’hui et tous les six mois, une infrastructure de marché agissant pour le compte de l’émetteur de cette obligation (en l’occurrence un Dépositaire Central), fait la liste des porteurs et leur verse 0.5% du montant nominal détenu. Cette même obligation tokenizée n’aurait plus besoin de l’action de ce Dépositaire Central mais constaterait sur la blockchain ses détenteurs et instruirait des mouvements en MNBC depuis le wallet MNBC de l’émetteur vers celui de chacun des investisseurs. On pourrait également imaginer que les taux de marchés (par exemple EURIBOR) soient également publiés sur la blockchain, permettant le paiement de taux plus complexe (par ex EURIBOR +2 % ou MIN EURIBOR+1 % ; 3 %).
Là encore, plusieurs pistes sont explo- rées par différentes Banques Centrales. Par exemple :
• utiliser la programmabilité de la monnaie pour garantir le label “vert” d’un investissement en traçant tous les flux financiers impliqués ;
• fluidifier des processus complexes de l’interbancaire ; en rajoutant de l’intelligence dans la monnaie et dans les titres ;
• simplifier les processus de change de devise.
La MNBC ne se résume pas à une nouvelle forme de monnaie centrale. Elle profite des avancées technologiques pour potentiellement redéfinir le paysage financier. À ce titre, les rôles des acteurs existants sont en risque d’être redéfinis y compris au profit des acteurs émergents, voire non encore incorporés. Elle pose aussi avec une acuité démultipliée par la technologie la question du respect de la vie privée. Veut-on aller vers un monde où les paiements de tous sont observables par tous, ce qui est le cas des blockchains publiques ? Aussi, en plus de leurs missions habituelles et déjà fortement sollicitées par la crise financière de 2008 et par le COVID, les Banques Centrales sont maintenant sommées de se prononcer sur ces questions fondamentales.
GEORGES MAILA (N99), expert en systèmes de paiements et infrastructures bancaires – georges.maila@mines-nancy.org
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