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LES STRATÉGIES DES PAYS NORDIQUES

Revue des Ingénieurs

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24/06/2022

Auteur : JULIEN GROSJEAN

 


Le retour d’expérience des pays nordiques, pionniers au niveau mondial pour décarboner les bâtiments, mérite un examen attentif. Suède, Norvège et Islande se sont déjà affranchies des énergies fossiles pour chauffer les logements. Les stratégies nordiques récentes ont été centrées sur la substitution des EnR (biomasse, géothermie) aux fossiles, plus que sur l’efficacité énergétique : leur bilan carbone au mètre carré est record et leur dépendance aux importations fossiles faible. 

Par JULIEN GROSJEAN, ambassade de France en Suède

BIO

À l’Ambassade de France en Suède, Julien Grosjean est conseiller régional développement durable-énergie-matières premières pour les pays nordiques au Service économique régional de Stockholm de la DG du Trésor, rattachée au ministère français de l’Économie, des Finances et de la Relance.

Franco-suédois et titulaire d’un double diplôme d’ingénieur de l’École Royale Polytechnique de Stockholm (KTH) et de l’Institut national polytechnique de Grenoble (INPG), il a travaillé précédemment pour le groupe énergétique français AREVA et pour l’Agence nationale italienne pour l’énergie, les nouvelles technologies et le développement économique durable (ENEA) à Rome. Il est l’auteur de plusieurs publications sur la transition énergétique des pays nordiques.

PERFORMANCE GLOBALE : L’OBJECTIF PREMIER D’UN PARC BAS-CARBONE ATTEINT

Grâce à des politiques publiques efficientes, les pays nordiques (Danemark, Finlande, Islande, Norvège et Suède) affichent aujourd’hui un bilan carbone très faible pour le parc de logements. Au milieu des années 60, le parc nordique était bien plus émetteur de CO2 que la moyenne de l’UE : il était approvisionné à plus de 80 % par les produits pétroliers1. Les pays nordiques ont rapidement inversé la tendance après le 1er choc pétrolier de 19732. Leur stratégie visant à s’affranchir rapidement des énergies fossiles importées s’est poursuivie à un rythme soutenu dans les années 80. Comme souligné par le graphe 1, elle s’est prolongée dans les années 1990, portée dans un second temps par des politiques publiques pour le climat. Ces dernières sont à l’origine de la réduction de moitié du bilan carbone des bâtiments nordiques entre 2005 et 20193, soit deux fois plus que la moyenne de l’UE. La Suède, par exemple, n’émettait plus que 0,3 kgCO2/m2 pour chauffer ses logements4 en 2017, contre 16,1 en moyenne dans l’UE et 18,6 kgCO2/m2 en France.

 

Source : Données Banque mondiale, 2022.

 Les pays nordiques ont réduit efficacement le bilan carbone des logements mais le constat est plus nuancé en matière d’efficacité énergétique. La consommation énergétique moyenne totale des logements nordiques (tous usages confondus), transposée au climat moyen de l’UE, reste aujourd’hui supérieure à la moyenne européenne (1,6 tep/logement au Danemark, 1,5 en Norvège, contre 1,3 en moyenne UE et 1,7 en France5). La Suède présente un profil énergétique plus sobre (1,2). Ce résultat global est dû à la consommation nordique pour l’éclairage et les applications électriques, qui est la plus élevée de l’UE (0,43 tep/logement en Suède contre 0,18 en moyenne en UE6). En revanche, les Nordiques ont des logements bien isolés : la consommation d’énergie de chauffage, ramenée au climat moyen européen, était de 0,5 tep/logement seulement en Suède7 (contre 1,2 en France et 0,9 en moyenne dans l’UE). Le parc de logements y est donc deux fois moins énergivore qu’en France pour le chauffage. Au cours des 20 dernières années, on observe toutefois que la consommation énergétique au mètre carré pour le chauffage des bâtiments nordiques n’a quasiment pas baissé8, alors qu’elle s’est contractée d’un quart en moyenne dans l’UE et d’environ 40 % en France.

L’ESSOR RAPIDE DES RÉSEAUX DE CHALEUR URBAINS ET DES POMPES À CHALEUR

La transition énergétique des bâtiments nordiques a été menée essentiellement grâce au déploiement de réseaux de chaleur urbains bas-carbone pour les appartements, et des pompes à chaleur (air-air, géothermie) pour les habitations individuelles. Les réseaux de chaleur fournissent aujourd’hui l’énergie de chauffage (surface et eau chaude sanitaire) de la quasi-totalité des appartements des pays nordiques, à l’exception de la Norvège. Ce pays a assis sa stratégie de décarbonation sur le chauffage électrique vert, s’appuyant sur de vastes ressources hydroélectriques compétitives (88 % du mix électrique norvégien provenait de l’hydroélectricité en 2020)9. Comme souligné par le graphique 2, plusieurs pays nordiques (Norvège, Islande, Suède) ont réussi à s’affranchir des énergies fossiles dans le secteur des bâtiments, ce qui est une performance remarquable au niveau mondial.

Source : Conseil Nordique des Ministres, 2018.

 

Le déploiement des réseaux de chaleur, dont le rôle a été central pour décarboner les bâtiments nordiques, a essentiellement été mené par les énergéticiens municipaux après le choc pétrolier. Près de 80 % des réseaux de chaleur nordiques actuels ont été livrés dans les années 1980 et raccordaient déjà la grande majorité des appartements de la zone. Dans les années 1990, les énergéticiens ont accéléré le verdissement des sources d’approvisionnement du réseau de chaleur sous l’effet de politiques publiques ambitieuses.

S’agissant des habitations individuelles nordiques, le recul des fossiles (fioul domestique, gaz) a pris plus de temps car leur raccordement au réseau de chaleur était moins rentable. Les chaudières au fioul ont, pour la plupart, été remplacées par des pompes à chaleur au début des années 2000. Plus de 60 % des maisons suédoises sont équipées de pompes à chaleur10 contre 40 % en 200911. Les habitations individuelles suédoises sont chauffées12 à l’électricité (51 %), au bois (29 %), par le réseau de chaleur (19 %) et par les fossiles (1 % seulement)13. En Norvège, la quasi-totalité des maisons sont chauffées à l’électricité (plus de la moitié ont des pompes à chaleur). En Islande, la géothermie est la source de chauffage de plus de 90 % des habitations. En Finlande et au Danemark, le chauffage au bois représente plus de 40 % des sources14. En complément des pompes à chaleur, le bois y a été une solution plus retenue que dans les autres États nordiques. Dans ces deux pays, les fossiles ne fournissent désormais plus que 15 % environ des sources de chauffage des habitations individuelles.

 DES OBJECTIFS POLITIQUES AMBITIEUX INTRODUITS TRÈS TÔT ET DES NORMES STRICTES

Le verdissement rapide du parc de logements nordiques a été rendu possible par l’introduction, très tôt, d’objectifs politiques nationaux ambitieux qui ont permis à l’ensemble des acteurs (municipalités, énergéticiens, fournisseurs de biomasse, etc.) d’anticiper et de préparer efficacement la transition. Dès les années 2000, le gouvernement suédois a, par exemple, introduit l’objectif national d’un parc de logements totalement affranchi des énergies fossiles en 2020 (objectif quasi atteint aujourd’hui). D’ici 2030, le Danemark vise un réseau de chaleur approvisionné à moins de 10 % par les fossiles et la fin du fioul et du charbon pour le chauffage15. La Finlande ne devra plus avoir de charbon dans sa production d’énergie d’ici 2030, y compris pour le réseau de chaleur urbain.

En complément de ces objectifs ambitieux, les gouvernements de la zone ont introduit des normes très strictes pour accélérer le rythme de la transition. La Norvège interdit, depuis 2020, l’installation de

nouvelles chaudières au fioul domestique pour le chauffage des logements neufs et existants. Les nouvelles normes énergétiques performantes sur les bâtiments neufs sont également à l’origine des bons résultats nordiques car environ 20 % du parc actuel de logements a été construit après 1990. La Suède avait par exemple des normes d’isolation en 1978 presque aussi exigeantes que celles introduites en France en 20125. Le Danemark interdit les chaudières au fioul et à gaz dans les bâtiments neufs depuis 2013 (et les nouvelles chaudières au fioul dans les bâtiments existants). La norme danoise imposait une consommation énergétique moyenne annuelle inférieure à 30 kWh/m2 en 2021, contre 50 kWh/m2 en France.

UNE FISCALITÉ VERTE ÉLEVÉE POUR SOUTENIR LA COMPÉTITIVITÉ DES ENR

Au-delà des objectifs et des normes, la décarbonation rapide des logements nordiques est, par ailleurs, le fruit d’outils économiques efficaces. La fiscalité verte a, en particulier, joué un rôle déterminant. Les gouvernements nordiques ont pris la décision d’introduire très tôt des taxes carbone16 (1990 en Finlande, première taxe carbone au monde, puis 1991 en Suède). La pression fiscale renforcée sur les combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz), combinée aux larges exonérations de taxes énergétiques accordées aux bioénergies, a permis à la biomasse-bois de devenir compétitive pour approvisionner les réseaux de chaleur. Dans les années 1990, la part des bioénergies a ainsi évolué de 13 à 40 % des sources d’énergie du réseau suédois17. La décision de la Finlande et de la Suède d’introduire une double tarification du carbone (ETS18 et taxe carbone nationale) a également soutenu le verdissement du réseau après les années 2000. Comme souligné par le graphique 3, la moitié de l’approvisionnement total du réseau de chaleur nordique est fournie aujourd’hui par les bioénergies (essentiellement des déchets de l’industrie du bois, comme les cimes ou les branches).

S’agissant des habitations individuelles, le relèvement de la fiscalité verte est un des facteurs à l’origine du recul rapide du fioul et du gaz. Pour les ménages danois et suédois, le gaz était deux fois plus cher que la moyenne européenne et qu’en France19 dans les années 2010. Les taxes représentent près de la moitié du prix final dans ces pays nordiques, contre un quart en France. Face au surcoût pour les ménages, des compensations ont été introduites dans la zone.

 

Source : Données des Agences nordiques de l’Énergie, 2022.

 

DES MESURES D’ACCOMPAGNEMENT CIBLÉES POUR LES MÉNAGES

Les effets redistributifs liés à la hausse de fiscalité verte ont été globalement bien maîtrisés dans les pays nordiques. Le surcoût pour les ménages de l’énergie de chauffage (chaleur urbaine, fioul domestique) généré par la hausse fiscale a fait l’objet de compensations. La Suède a, par exemple, neutralisé la perte

de pouvoir d’achat des ménages modestes liée à la hausse du taux de la taxe carbone de 40 à 90 €/tCO2 entre 2000 et 2004, en relevant le seuil minimum de l’impôt sur le revenu dans le cadre d’une réforme fiscale verte de grande ampleur (Green Tax Shift)2. Au Danemark, le débat sur les taxes énergétiques et la redistribution a été faible car les rénovations urbaines ont permis aux ménages modestes d’avoir accès à un réseau de chaleur au prix compétitif20. De manière générale, les pays nordiques traitent les questions de précarité énergétique via le ministère des Affaires sociales, indépendamment des stratégies énergétiques.

S’agissant des habitations individuelles, des subventions couvrant près de 30 % du coût de l’investissement pour convertir les chaudières fossiles vers des sources EnR ou pour se raccorder au réseau de chaleur urbain ont été introduites. Une telle subvention est encore disponible au Danemark. En Suède et en Norvège, l’essentiel des aides pour l’écoconstruction ont été supprimées depuis une dizaine d’années car la transition énergétique des logements y est quasiment achevée.

 

ECO-INNOVATION : LA CONSTRUCTION BOIS CONNAÎT UN NOUVEL ESSOR

Les grands pays forestiers nordiques (Suède, Finlande et Norvège) se démarquent au niveau européen en matière de construction bois. Plus de 80 % des habitations individuelles de ces pays sont aujourd’hui à ossature bois (contre 10 % en France) et environ 10-15 % du bâti existant de plusieurs étages. Source d’innovation, la construction de bâtiments en bois de plus de deux étages est autorisée depuis 1995 en Suède. Le pays vient notamment de construire le plus haut bâtiment en bois au monde, le “Sara Culture Center21” de 20 étages et 80 mètres de haut à Skellefteå. En Finlande, 45 % des nouveaux bâtiments publics devront être en bois d’ici 2025 (15 % en 2019). Le secteur connaît ainsi un développement rapide au niveau nordique22. Les gouvernements de la zone, dans le cadre du conseil nordique, coopèrent autour de futures normes limitant l’empreinte carbone des bâtiments neufs23, dans le sillage de la France (règlement RE202024).

CONCLUSIONS

Priorisant la transition verte, les pays nordiques ont concentré leurs efforts sur la baisse des émissions GES via des sources d’énergies renouvelables locales (hydroélectricité en Norvège, géothermie en Islande, biomasse en Finlande, Suède et Danemark). En sus des résultats excellents obtenus sur le bilan carbone, la stratégie nordique s’est traduite par une souveraineté énergétique renforcée de la zone qui présente aujourd’hui le taux d’indépendance énergétique le plus élevé d’Europe : 70 % en moyenne nordique (hors Norvège dont le taux est de 567 % grâce aux exportations d’hydrocarbures), contre 40 % dans l’UE25. Cette stratégie a rendu les économies nordiques plus résilientes aux chocs énergétiques en matière de chauffage des logements, comme observé durant la crise énergétique actuelle.

 

 

1 Grosjean J. et al. (2021), “Les stratégies nordiques pour le climat”, Trésor-Eco n° 285 – https://bit.ly/Mines516-1 2 Banque mondiale (2022) – https://bit.ly/Mines516-2 3 European Environment Agency EEA (2022) – https://bit.ly/Mines516-3 4 Émissions directes transposées au climat européen moyen. Haut Conseil pour le Climat (2020) – https://bit.ly/Mines516-4 5 Odyssée-Mure (2019, https://bit.ly/Mines-516-5-1) et Eurostat (2020, https://bit.ly/Mines516-5-2). 6 Odyssée-Mure (2019) – https://bit.ly/Mines516-6 7 Tonne équivalent pétrole. Odyssée-Mure (2019). 8 Odyssée-Mure (2022) – https://bit.ly/Mines516-8 9 Ministère norvégien de l’Énergie (2022) – https://bit.ly/Mines516-9 10 Un tiers d’entre elles avaient des pompes air-air, un tiers de pompes géothermiques et le tiers restant des systèmes eau-air ou bien combinés. 11 Agence suédoise de l’énergie STEM (2022) – https://bit.ly/Mines516-11 12 Hors énergie prélevée par les pompes à chaleur (convention statistique) 13 Données 2020. 14 Agence finlandaise de l’énergie (https://bit.ly/Mines516-14-1) et Agence danoise de l’énergie (2022, https://bit.ly/Mines516-14-2) 15 Ecos (2021), “Member States ambition to phase out fossil-fuel heating” – https://bit.ly/Mines516-15 16 Grosjean J. et T. Sterner (2017), “Une fiscalité verte efficace pour le climat : retour sur l’expérience suédoise”, Annales des mines – https://bit.ly/Mines516-16 17 Agence suédoise de l’Énergie (2022, https://bit.ly/Mines516-17). 18 ETS – Emission Trading Scheme – marché carbone de l’UE 19 Eurostat, (2022, https://bit.ly/Mines516-19). 20 M. Wier et al. (2001), “Environmental taxation in Denmark and its distributional impact” 21 Swedish Institute (2021, https://bit.ly/Mines516-21) 22 Nordic Council of Ministers, (2021) “Accelerating low-carbon construction with wood - a Nordic Policy snapshot” – https://bit.ly/Mines516-22 23 Ministère finlandais de l’Environnement (2021) – https://bit.ly/Mines516-23 24 En vigueur depuis le 1er janvier 2022, la réglementation environnementale RE2020 a remplacé la réglementation thermique RT2012. Elle encourage l’utilisation de matériaux de construction biosourcés. 25 Eurostat (2022, https://bit.ly/Mines516-25).

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