Auteur : Pierre DELORT (P 1997 Docteur)
La crise sanitaire a fait reposer une partie de la continuité d’activité des entreprises sur leur DSI, et l’après-Covid redessine un travail qui sera fortement Numérique. Présentation des outils mis en place par l’Association nationale des directeurs des Systèmes d’information (ANDSI) et témoignage de quatre DSI sur les actions et transformations qu’ils ont mis en œuvre.
L’Association des Directeurs des Systèmes d’Information (ANDSI) a été fondée en 1988 par des DSI1 (Air Inter, Sanofi…) avec pour objet indiqué au J.O. de “faire connaître et progresser la fonction de Directeur des Systèmes d’Information, en particulier par le perfectionne- ment de ses membres ; étudier en commun tous les problèmes qui relèvent de leurs activités ; créer entre eux des liens de sympathie et d’entraide”.
Nous sommes restés fidèles à ces principes d’apprentis- sage par les pairs2 lors de réunions conviviales, gages d’échanges vrais. Ces réunions peuvent être des dîners-débats, des conférences (comme au Sénat sur le cyber-risque avec le sénateur Jean-Marie Bockel, ou encore à l’École militaire avec des spécialistes de la gestion de crise) ou des Learning EXpedition (LEX). Les thèmes sont proposés par les membres, qui sont souvent invités à présenter un sujet. Les LEX, pour leur part, se font dans le cadre d’un cycle (Innovation, Software Asset Building-SAB, Transformation Numérique…) afin de com- parer des pratiques sur des sujets semblables. Nous nous déplaçons ainsi dans l’entreprise (sur le SAB à la Société Générale, parmi les équipes Chrome Mobile de Google et à Bruxelles avec le DSI de Toyota Motor Europe) afin d’échanger, en situation, avec les développeurs, managers IT et partenaires business.
Le nom, qui a inspiré d’autres associations professionnelles (par exemple les DRH…) dérive de l’évolution, fin des années 1980, de l’informatique vers les Systèmes d’Information conjuguant, dans la transformation, les Technologies avec les sujets d’Organisation, de RH et de Business.
Depuis quelque temps, conscients de l’importance des Data & Data Science, nous évoluons en Association Nationale des Dirigeants en Sciences de l’Information, afin de mieux intégrer ces sujets ainsi que nos nouveaux collègues (CDO, Chief Analytics, Chief Scientist…).
La crise sanitaire a fait reposer une partie de la continuité d’activité des entreprises sur leur DSI. Le besoin accru d’échanges et d’entraide sur les nouvelles exigences a paru évident à plusieurs membres (dont François Desrayaud, DSI de SMRC Automotive, voir ci-après). Ainsi, des visio-assemblées hebdomadaires d’une heure ont été organisées en avril, et le réseau social interne a été réactivé. Ce dispositif a permis des échanges à temps de cycle court, adapté aux situations mouvantes. La fluidité a été immédiate, le besoin de modération nul. Le réseau social a servi à l’échange de documents, comme pour le plan et les procédures de Safe Restart des usines de Plastic Omnium.
L’AFNOR: UN GRAND INTÉRÊT DU PUBLIC!
Fréderic Leconte, ingénieur ESTI et Master aux États- Unis, a travaillé en management SI à Amadeus, Nouvelles Frontières, au PMU et est maintenant le DSI du groupe Afnor. Afnor est un groupe associatif d’envergure internationale (39 implantations dans le monde) et 77 000 clients à qui sont délivrés des services développant la confiance et contribuant à un monde plus sûr, comme le permettent la co-construction de normes volontaires, les formations, les certifications et les solutions de veille.
Avec un télétravail généralisé dès le 16 mars (suite à l’expérience des grèves de transport de fin 2019), il ne restait qu’à traiter les dernières urgences le 17 mars : traçage des ordinateurs portables venant de Chine livrés par coursier à domicile, installations de logiciels…
Si le support a été très sollicité durant 2 semaines, la numérisation des activités et des process et l’adaptation de la sécurité ont été poursuivis (avec par exemple le blocage de mises à jour automatiques pour éviter la saturation du réseau).
Chaque métier a eu son plan d’action ; les commissions de normalisation se sont tenues dans 85 % des cas à dis- tance, la formation a basculé en web-conférence, ainsi que la certification avec des audits à distance, lorsque c’était possible…
Les services proposés par l’Afnor pendant cette crise ont suscité un grand intérêt du public : plus de 1,3 million de personnes ont téléchargé le modèle de masque, et près de 10 millions de personnes ont visité le site web en un mois, ce qui a suscité un travail intense des équipes pour renforcer et adapter les infrastructures !
En présentiel, beaucoup de gestes de managements sont peu saillants mais essentiels. Afin de conserver le contact et la cohésion de l’équipe, le DSI fait un point rapide avec ses collaborateurs directs tous les matins et anime une conférence hebdomadaire de 30 min avec tous, incluant un mix d’informations du Comex et de réponse aux questions.
Fin mai, le retour en site est progressif (1 jour pour tous) dans des locaux sécurisés. Avec un objectif de 2 jours de présence par semaine en Juin.
Les enseignements de la DSI incluent de porter une plus grande attention à la conception, pénalisée par le télé- travail, au contraire de la réalisation des projets bien définis.
FIDAL: BUSINESS AS USUAL DÈS LA TROISIÈME SEMAINE
Stéphane Mariotto (N90) a été DSI dans plusieurs secteurs, accompagnant des transformations Business et Numériques. Il dirige maintenant la DSI de Fidal, premier cabinet d’avocats français (2 500 personnes sur 90 sites), avec des enjeux de numérisation des activités et de pas- sage dans le Cloud.
Les opérations de préparation ont culminé le vendredi 13 mars, avec l’attente des clefs logiques (qui ne sont jamais arrivées) pour la double identification. Le 16 tous les avocats sont passés en télétravail, les assistantes le 18. Des stocks de PC ont pu être trouvés pour ceux dépourvus de PC personnel, les autres ont utilisé le leur, avec virtualisation du bureau (pas de document business stocké sur le PC personnel, limitant fortement les risques de fuite d’information).
L’entreprise a très bien réagi, dans tous ses métiers, avec deux semaines de suractivité (notamment auprès du support informatique) et un quasi-retour au business as usual dès la troisième semaine. Au-delà du travail personnel, peu pénalisé, le besoin de réunion a été fort et immédiat. Des outils comme la signature électronique, existante chez Fidal mais très peu usitée jusqu’alors, ont été très rapidement déployés et utilisés. Des outils grand public (Whatsapp) ont été utilisés, qu’il reste à faire converger avec le SI Fidal qui est, lui, plus sécurisé.
Un catalogue des solutions adaptées aux différents types de réunions (vous voulez communiquer en vocal à 2, vocal à 3 et plus, en visio, en partageant des documents, etc.) a été diffusé, avec modes d’emploi et business case afin d’orienter vers l’outil le plus adapté. Même si chaque bureau était équipé, par exemple en visio, la DSI a rapidement animé des formations en direct afin de donner très rapidement les bons réflexes d’utilisation. Les utilisateurs ont été très sensibles à ces aides pratiques ainsi qu’à la réactivité du support de la DSI (et à la Bande Passante plus importante chez eux qu’au bureau…).
En juin, le défi est de faire avancer les projets, qui accélèrent les décisions et la pérennisation du télétravail, sans les réunions improvisées et peu formelles.
SMRC: LA CRISE DE PLEIN FOUET
François Desrayaud (P88) : après trois ans à la SNCF et quatre chez ExxonMobil, il rejoint Lafarge à l’Audit Interne, puis la DSI Groupe et enfin comme DSI France en 2011. Depuis 2016, il est DSI de Reydel Automotive (SMRC): acquisition par un fonds, retournement, création d’une DSI indépendante, premières transformations et vente au Groupe Indien Motherson. SMRC est un équipementier automobile global de rang 1 (1Md€ de CA, 5 000 employés, 25 sites) qui a pris la crise de plein fouet: fermeture de tous les sites et trésorerie nulle fin avril (soutien par le Groupe et un PGE).
Le 17 mars, la priorité a été la mise en place du télétravail ainsi que la communication spécifique auprès des utilisateurs (risques Cyber-Sécurité accrus, précautions renforcées vis-à-vis du matériel informatique). L’hébergement “Cloud” des solutions de collaboration (mail, visio, etc.) a facilité la démarche et nécessité seulement le redimensionnement du réseau privé “VPN” pour accéder aux autres applications.
Les réunions sont immédiatement devenues quotidiennes : CODIR SMRC (auquel a été intégré le DSI), CODIR DSI, etc.
La DSI a négocié avec ses partenaires : extension des délais de paiement et réduction des services et des coûts. Elle a également mis en place le chômage partiel (en France et en Espagne, jusqu’à 60 % du temps en mai) et déplacé la charge vers les pays dépourvus de ce dispositif (Inde). Les procédures de support à distance ont été adaptées et renforcées, “Skype” a été étendu à la voix et à l’image avec un décuplement du nombre d’utilisateurs. La plupart des 250 projets actifs ont été mis en pause, en particulier la transformation PLM (Développement Produits). Environ 10 % ont été maintenus, qu’ils soient critiques “Métier” ou qu’ils anticipent le Post-Covid : augmentation de la capacité réseau, solutions innovantes (lunettes connectées pour la réception/inspection à dis- tance de machines), solutions pour un futur télétravail partiel (en particulier pour le développement de pro- duits).
En juin le budget SI a été “révisé” (-10 % Opex et -50 % Capex) et l’activité relancée avec la sortie du chômage partiel. La DSI a porté son attention sur la reconnexion des équipes qui s’avèrent “disloquées” en dépit des contacts quasi quotidiens.
Parmi les enseignements pour le DSI :
- décider rapidement, de préférence en groupe, mais par- fois seul et dans le flou ;
- compenser la distance en répétant, reformulant et rassurant ;
- renforcer la gouvernance, les processus, les feuilles de route… qui entraînent à faire face à l’imprévu ;
- surfer sur l’enthousiasme des utilisateurs pour les solutions digitales découvertes pendant la crise
SPIE BATIGNOLLES: DÉCIDER – OU FAIRE DÉCIDER – RAPIDEMENT
Thomas Germain est ingénieur agronome de spécialité informatique. Il a travaillé 5 ans dans le conseil puis 25 ans dans le management d’équipes informatiques, dont celles d’Omya, et maintenant celles de Spie Batignolles dont il est le DSI. Spie Batignolles est un groupe intégré de BTP français, parmi les 5 premiers (8 000 salariés sur 200 sites) et couvre, depuis 170 ans, toutes les activités de cette industrie.
Le vendredi 13 mars, la “ferme” de serveurs permettant la virtualisation des bureaux a été massivement augmentée. Après la dernière opération de préparation, la réunion de cellule de crise SI s’est conclue par un “au revoir, on ne sait pas quand on se reverra de visu” !
Le samedi 14, échanges avec le Président lançant le télé- travail, puis l’entreprise a dû arrêter brutalement les chantiers et mettre en télétravail les salariés pertinents. Le DSI est entré dans la cellule de crise rassemblant les dirigeants, les DRH & QSE, soit 50 personnes.
La DSI a créé le 16 mars un comité de direction SI quotidien de 30 minutes, à midi, permettant de gérer rapide- ment et au cas par cas les sujets (approvisionnements de matériel et de licences, déploiement aux utilisateurs…). Le pic d’urgences passé sous deux semaines, ce codir a été décalé en fin de journée, puis s’est espacé.
En avril, la production a fortement chuté, et la protection de l’entreprise et de ses comptes a inclus le chômage partiel, et l’apurement des congés, cette dernière mesure diminuant de moitié la “production” de la DSI.
La DSI est restée néanmoins tournée vers la préparation de l’avenir : revue du portefeuille de projets et des budgets, et anticipation des opérations de reprise, incluant les consignes sur la sûreté au travail et leur traçabilité. De nouvelles applications ont été développées pour outiller et prouver la sécurité des équipes en reprise, reprise rendue complexe par la diversité des situations et contraintes locales.
En mai, la reprise de chantiers a permis à Spie Batignolles de rouvrir 90 % de ses sites, malheureusement à un niveau de production encore dégradé. La DSI a participé au redémarrage en rééquipant ou réaffectant des PC, reconfigurant le réseau… En juin la cible est d’un retour à la normale de l’activité, et la DSI doit y contribuer en s’adaptant (mobilité interne vs embauches, etc.).
Les enseignements dérivent d’une situation totalement nouvelle, dans laquelle il faut savoir décider – ou faire décider – rapidement ainsi qu’obtenir à distance un consensus des personnes. Des décisions, parfois difficiles à prendre, doivent l’être pour préserver l’entreprise et les équipes. Certaines de ces décisions, en réflexion auparavant, ont été prises à cette occasion et seront tenues.
LE FUTUR DU TRAVAIL
En Occident au XIXe siècle, avec les machines mues par énergie thermique, donc nécessairement concentrée, le temps DU travail s’est approché du temps AU travail4, le temps DE travail régissant l’ensemble. Ce temps au travail a, pour beaucoup, disparu durant le confinement, le numérique permettant de l’installer chez soi. Les DSI de l’ANDSI ont tiré de leurs actions des derniers mois un certain nombre d’enseignements sur ces situations, et ont commencé à préparer le futur du travail.
Le consensus est que le travail chez soi perdurera, à hauteur de deux ou trois jours par semaine (certaines sociétés n’envisagent pas une réouverture des sites avant 2021), et ce avec des outils à utilisation duale (entreprise/ foyer) et consommables à l’utilisation (Software As a Service). D’un attracteur de talents (principalement jeunes), le travail chez soi est devenu la norme pour les emplois le permettant. Pour Stéphane Mariotto, le retour en bureau s’était fait plus rapidement et largement en province (plus faible distance, plus d’espace, utilisation bien meilleure de la voiture…) qu’en Île-de-France.
Le rythme de travail de tâches normées a finalement peu pâti de l’éloignement. Cependant, ce constat a été fait avec des équipes qui étaient déjà constituées grâce au partage préalable de l’espace, qui se connaissaient et avaient une culture commune…
La différence est plus nette, et défavorable, sur des tâches de conception. Les modes d’échanges riches (en présence) et peu formels (non inclus dans des cérémonials comme ceux du développement agile) auront à être inventés. Un exemple peut être les liaisons vidéo permanentes entre open spaces, véhiculant “l’atmosphère” d’équipes par exemple off-shore. Aujourd’hui se pose le champ d’investigation de l’outillage, par le numérique, de tous ces contacts peu formels.
Les DSI ont bien vu les risques de l’éloignement en organisant immédiatement des réunions journalières par visioconférence pour conserver le plaisir d’échanger. Cela n’a toutefois pas toujours évité des dislocations d’équipes, mouvements d’humeur, repli sur soi, burn-out au domicile, etc.
Des systèmes imposant le droit à la déconnexion5 (limitation des jours et heures de connexion au SI de l’entreprise) ont souvent été débranchés pendant le confinement, afin de ne pas ajouter à la complexité nouvelle. Il n’est pas sûr qu’ils soient réinstallés. François Guyot, alors DSI corporate de Plastic Omnium, envisageait une approche plus pragmatique, avec un rapport à chaque codir du “bottom 50” des managers pour le respect dans leur structure du droit à la déconnexion. Au codir de juger si une opération de fusion ou le démarrage d’un nouveau produit justifiait, ou pas, la place dans ce palmarès inversé.
Maintenant, le sujet d’un support numérique très étendu à l’activité autorise tout à la fois :
- Une e-QVtT (Qualité de Vie au téléTravail) visant à assurer que le travail chez soi ne dégrade pas la QVT
– Les réflexions incluent la proposition de rencontres “fortuites et intéressantes”, issues du comportement numérique, celle de services, comme le prêt d’outils de bricolage entre collègues, afin de créer des occasions d’échanges, l’identification de conflits naissants entre équipes et/ou individus par analyse des flux de mes- sage, celle de l’ambiance d’une équipe par analyse en Natural Langage Processing des échanges sur le Réseau Social d’Entreprise… et tous les modèles à trou- ver dans les data ;
- Et en outre une mesure aisée de la contribution du salarié (productivité individuelle, apport à celle de l’équipe comme par exemple des réponses rapides et satisfaisantes…), limitant l’intimité au travail et pouvant aller jusqu’à substituer à la relation d’emploi celle de sous-traitance individuelle avec des contrats long terme
Deux voies opposées, montrant le large spectre des futurs d’un travail qui sera de toute façon fortement Numérique.
1 un des fondateurs, Yves Deroual (CNRO/ProBTP), fait toujours profiter le Conseil d’Administration de son expérience.
2 Aucun sponsor, les membres, principalement leur employeur, règlent une cotisation (Cf. andsi.fr)
3 Afnor : https://masques-barrieres.afnor.org/
4 Même si de curieuses instructions, telles celles visant à réduire l’alcoolisme des ouvriers en limitant leurs sorties de l’usine à 3 par jour (fin XIXe en France), laissent perplexe sur la notion de temps de travail à cette époque.
5 Loi dite El Khomri offre depuis 2017 aux salariés un droit à ne pas être connecté aux outils numériques professionnels hors du temps de travail.

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