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LE TEMPS DE TRAVAIL EN FRANCE

Revue des Ingénieurs

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20/03/2022

Auteur : Gérard BARDIER (P 1972 ICiv)

Faut-il modifier la durée du travail en France? Ce débat, qu’on croyait derrière nous, semble vouloir ressurgir à l’occasion des présidentielles. Dans le discours de certains candidats ou après des déclarations du président de la République.


LES FRANÇAIS TRAVAILLENT-ILS MOINS QUE LEURS VOISINS?

Le 12 octobre 2021, à l’occasion de la présentation, du plan d’investissement France 2030, Emmanuel Macron a déclaré : “Quand on se compare, nous sommes un pays qui travaille moins que les autres en quantité, cela reste vrai. Et donc, nous avons une quantité de travail allouée qui n’est pas au bon niveau, à la fois dans le cycle de vie et en horaires cumulés.”

Cette déclaration a fait réagir dans les médias1 : Le Monde, Libération, BFM-TV, RTL, Ouest-France, Le Parisien, Le Progrès, La Montagne, se sont fendus d’une (longue) page de vérification des propos du président et/ ou d’explication de la question. Tous ces médias s’accordent au moins sur un point : la question est complexe et la réponse dépend de ce dont on parle, en particulier temps de travail hebdomadaire, annuel ou sur toute une vie. Et sur ce point de consensus, ils ont parfaitement raison. La comparaison avec des voisins aux règles différentes devient donc extrêmement complexe. On ne cherchera donc pas ici à savoir si le président a eu raison ou tort, mais à essayer de décrire la situation dans notre pays de manière plus précise.

DURÉE HEBDOMADAIRE, DURÉE ANNUELLE

Plusieurs journalistes ayant cité les travaux de la DARES (le service d’études du ministère du Travail), le mieux est de les reprendre et notamment l’enquête publiée le 15 juillet 2021 sur la durée individuelle du travail2. On y trouve un graphique qui montre une des raisons de la complexité de la question : voir graph 1.

On se souvient qu’autour des années 2000, une loi (dite loi Aubry) a organisé une réduction du travail généralisée autour du passage à 35 heures. Or, ce qu’on voit sur le graphique avec la courbe orange et l’échelle de droite, c’est qu’il y a bien une baisse de la durée hebdomadaire entre 1999 et 2003, mais que celle-ci est beaucoup plus légère que ce qu’on imaginait pouvoir attendre d’un passage de 39 à 35 heures.

Ceux qui ont vécu cette période savent bien pourquoi: dans beaucoup d’entreprises, la réduction de la durée du travail s’est faite par l’octroi de ce qu’on a appelé des jours RTT (pour réduction du temps de travail). Alors qu’en 1982, le passage de 40 à 39 heures s’était très souvent fait par une sortie une heure plus tôt le vendredi. Cette réalité a amené la mise en place d’un nouvel indicateur, celui de la durée annuelle, la courbe noire et l’échelle à gauche sur le graphique.

Dans ces conditions, comparer la durée hebdomadaire en France et chez ses voisins n’a guère de sens et la comparaison de la durée annuelle est probablement plus adaptée.

MULTIPLICITÉ DES RÉALITÉS DE TRAVAIL

Pourtant, nous ne sommes pas au bout de nos peines, si l’on intègre les non-salariés, comme le montre le graphique 2, lui aussi extrait de l’étude de la DARES.

Analyser la durée du travail des non-salariés conduit à se poser la question de la méthode utilisée pour la mesurer. In fine, cette mesure ne peut être que déclarative, donc sujette à caution. Il n’y a qu’à lire à ce sujet les débats sur les réseaux sociaux sur la durée de travail des professeurs de l’Éducation nationale. Ceux qui déclarent une durée le font généralement de mémoire, sans l’avoir vraiment mesurée. Pour en revenir aux salariés, c’est l’occasion de rappeler que le passage aux 35 heures a été l’occasion de vif débats sur la manière de compter: com- ment par exemple compter les pauses, les temps d’habillage/ déshabillage, les temps de trajet… Les entreprises françaises n’ayant pas toutes fait le même choix sur ces sujets, on imagine ce qu’il en est quand on compare avec d’autres pays, n’ayant pas forcément les mêmes règles de décompte.

Le graphique suggère aussi de considérer le cas des salariés à temps partiel. Selon une note de l’Insee3, 40 % des salariés à temps partiel (1,7 sur 4,3 millions) déclarent vouloir travailler davantage (définition officielle du temps partiel subi). Derrière l’insuffisance du temps de travail, il y a donc aussi une insuffisance significative de l’offre d’emploi, pour une population précise, celle des moins qualifiés.

APPROCHE SUR LE CYCLE DE VIE

Si l’on raisonne maintenant sur l’ensemble d’une carrière, il faut prendre en compte l’accès des jeunes à l’emploi, l’âge de départ à la retraite (ou de la durée de cotisations) ainsi que l’exclusion de certains du marché du travail (chômeurs et halo autour du chômage). On le voit avec les deux graphiques 3 et 4, l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes. Attention, les chômeurs sont comptés dans les actifs.

Dans les deux cas, le taux d’activité des 15/24 ans marque une forte baisse qui se concentre sur la période 1975/1995. L’âge de fin d’études a en effet gagné environ un an par décennie depuis la génération née dans les années 1920 jusqu’à celle née dans les années 1970 (un peu plus pour les filles qui ont rattrapé leur retard initial). La progression s’est arrêtée depuis.

Pour les 24/49 ans, l’évolution est très contrastée entre les hommes et les femmes. Les premiers voient leur taux d’activité diminuer de 97,1 % en 1975 à 92,4 % en 2019, quand les secondes voient au contraire le leur augmenter de 58,9 % à 83,3 %.

Chez les 50/64 ans, on observe clairement une première période où le taux d’activité baisse (plus chez les hommes que chez les femmes) puis une deuxième période où ce taux d’activité augmente. La tendance est la même pour les 65/69 ans, mais à un niveau beaucoup plus faible. Ces évolutions sont évidemment liées à celles de la réglementation concernant le départ en retraite. Un économiste de l’OCDE note dans un article4 sur le sujet que “la durée de vie passée à la retraite (en France) est ainsi parmi les plus élevées de l’OCDE, avec 25 années, soit 5 ans de plus que la moyenne de l’OCDE.”

Le total pour les 15/64 ans est la résultante de ces évolutions contrastées, en tenant compte que le poids des différentes générations a aussi changé avec le temps. Le taux d’activité des femmes n’a pas rattrapé celui des hommes, mais il s’en rapproche nettement. Sur la dernière période, le taux d’activité de l’ensemble est en hausse légère.

PRODUCTIVITÉ HORAIRE

Plusieurs articles commentant la déclaration du président ont abordé la question de la productivité horaire du travail, apparemment pour relever que la bonne productivité horaire compense une durée moindre. Après tout, on peut estimer satisfaisant de pouvoir travailler moins longtemps parce qu’on travaille de manière plus efficace. C’est d’ailleurs l’évolution depuis 200 ans. C’est moins satisfaisant quand on observe ce qui permet à la France, en comparaison de ses voisins, d’avoir une meilleure productivité horaire : le fait d’écarter les moins productifs (c’est-à-dire les plus âgés et les moins qualifiés) du marché du travail.

On voit, à travers ces différents éclairages, que la grande diversité des situations professionnelles, les différents périmètres (dans le temps comme dans les catégories de modalités de travail) sur lesquels mesurer la durée du travail conduisent à des jugements différents : vouloir résumer cette diversité en une seule formule globale est forcément réducteur. Chacun peut alors être tenté de choisir ce qui correspond le mieux à son calendrier militant. Cela étant dit, l’usage que les médias et les politiques font de cette question mérite d’être analysé, car cela influe directement sur la compréhension qu’on peut en avoir.

LES CANDIDATS ET LA DURÉE DU TRAVAIL

La réaction importante des médias à ce qui n’était qu’un point parmi d’autres montre que le sujet reste sensible dans le système politico-médiatique (ce qui ne prouve en rien qu’il le soit dans la population). On peut en effet noter que plusieurs candidats à la présidentielle l’ont intégré à leurs programmes. L’Est Républicain en a fait un recensement5 sur lequel s’appuie cet article. Avec d’abord un constat global : de manière générale, la droite souhaite assouplir les 35 heures, quand la gauche se positionne plutôt en faveur d’une réduction du temps de travail. On ajoutera le fait que le président actuel explique “je ne suis pas pour changer la durée du travail par la loi”. Ceux qui veulent agir à droite proposent rarement de le faire par la loi (mais Xavier Bertrand, alors candidat, envisageait de repasser à 39 heures par référendum), plus souvent en favorisant économiquement (impôt et/ou charges sociales) les heures au-delà de 35 heures. On sent que le sujet n’est plus vraiment central.

Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon se prononcent tous les deux pour une poursuite de la réduction du temps de travail. Ils sont sur le sujet en accord avec la CGT qui “relance sa campagne en faveur des 32 heures”6. Sur le sujet, le Parti socialiste apparaît divisé. Anne Hidalgo semble pencher elle aussi pour une réduction du temps de travail. Stéphane le Foll, qui souhaitait lui aussi être candidat, note7 : “Je suis très surpris que la gauche reparte sur les trente-deux heures alors que ce n’est pas une demande de ceux à qui on devrait s’adresser.” Arnaud Montebourg, dont on ne sait plus très bien où il est, va dans le même sens, en considérant que les salariés préfèrent une augmentation des salaires à une baisse du temps de travail.

Petite remarque très personnelle sur le sujet : au moment du passage aux 35 heures, les cadres étaient très demandeurs de jours RTT. La position des autres salariés était plus diverse. En simplifiant très fort, on pourrait dire que les moins bien payés d’une part, les plus jeunes d’autre part, montraient une certaine préférence pour plus de salaire alors que les mieux payés et les plus âgés montraient une certaine préférence pour la réduction du temps de travail. On ne sera pas étonné à cette aune de voir la CGT plaider pour les 32 heures6.

Mais la réalité est que, sur la durée du travail comme sur les retraites, la demande citoyenne est massivement de pouvoir choisir, et même de pouvoir faire évoluer ce choix selon ses étapes de carrière et de vie.

LES CANDIDATS ET LES RETRAITES

Plusieurs candidats ont fait de la question des retraites un axe important de leur campagne. On peut trouver sur Planet.fr un diaporama8 faisant l’inventaire des propositions pour la plupart des candidats. Sans surprise, on trouve sur ce sujet la même distinction droite-gauche, avec une exception : Marine Le Pen s’est prononcée à plusieurs reprises pour la retraite à 60 ans. 

TEMPS DE TRAVAIL ET EMPLOI

Le projet de passage aux 35 heures a clairement été présenté comme un moyen d’augmenter l’emploi et de diminuer le chômage: d’où l’expression “partager le travail”. Au départ, il était question de partager aussi la rémunération, mais cette possibilité a été écartée pour les bas salaires, avec toute la difficulté de définir une limite. Le bilan de ce passage incite-t-il à continuer l’opération ?

Il a été rappelé dans un article sur les retraites dans la Gazette de Sceaux9 que, pour les économistes, la quantité de travail n’est pas un gâteau fixe que l’on peut partager de différentes manières, mais que la quantité de travail augmente avec la population active, c’est-à-dire avec l’offre de force de travail. Diminuer cette offre en passant aux 35 heures ne pouvait que conduire à une réduction du nombre total d’heures travaillées. C’est bien ce qui s’est passé : le nombre d’emplois n’a pas augmenté de 10 %.

Dans la mesure où le passage aux 35 heures n’a pas été réalisé à salaire horaire constant, notre pays a été confronté à trois types de problèmes:

  • Les 35 heures payées 39 conduisent à un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salariés et moins aux L’effet semble avoir été relativement faible, en tous les cas pas au point de provoquer un chômage massif, comme cela a été le cas entre 1973 (premier choc pétrolier) et 1984 (mise en œuvre du plan Mauroy Delors, resté dans les mémoires comme “tournant de la rigueur”).
  • Le salaire des moins qualifiés a augmenté de manière relative, c’est-à-dire que le ratio entre SMIC et salaire médian a augmenté. Or, il était déjà très élevé (64 % en 1984, 58 % en 1993, 67 % en 2005) quand il était inférieur à 50 % chez la plupart de nos La conséquence est connue : cette situation participe à un chômage beaucoup plus élevé chez les moins qualifiés, en particulier ceux arrivant sur le marché du travail, malgré les allégements de charge sur les bas salaires.
  • L’augmentation importante du salaire horaire a forcément un impact inflationniste sur les prix en général ou sur les coûts d’une entreprise donnée. Cette augmentation a eu lieu alors qu’il n’était pas possible de procéder à une dévaluation pour la compenser (passage à l’euro). La politique dite de désinflation compétitive menée de 1984 à 1993 par les gouvernements de droite et de gauche a largement participé à la réussite économique des premières années Jospin, caractérisées par une création massive d’emplois et une balance commerciale positive (elle l’a été de 1991 à 2004). L’augmentation du salaire horaire, alors que l’Allemagne faisait la politique inverse (réformes Hartz), a participé au déclin du commerce extérieur, alors que l’excédent allemand explosait au contraire. On peut faire l’hypothèse que certains emplois sont passés d’un pays à l’autre. Les valeurs observées sur le commerce extérieur font penser que ces transferts se sont comptés en centaines de milliers d’emplois.

Rien ne plaide donc pour une réduction (ou une augmentation) générale du temps de travail : sur ce sujet, il vaut bien mieux laisser les acteurs (entreprises et salariés) agir. La question de la retraite est a contrario une question nationale, sur laquelle il paraît normal que les candidats se positionnent. 

Article paru initialement dans La Gazette de Sceaux, dont Gérard Bardier (P72) est cofondateur et rédacteur. http://sceaux-lagazette.fr/

1 - les Français travaillent moins que leurs voisins : les médias réagissent

2 - Note de la DARES du 15 juillet 2021, “La durée individuelle du travail” – https://bit.ly/Mines515-dares

3 - Note de l’INSEE du 2 juillet 2020, “Temps partiel” – https://bit.ly/Mines515-Insee

4 - Note de l’OCDE du 3 juin 2019, “Le temps de travail en France : comment expliquer sa faiblesse relative ?” – https://bit.ly/Mines515-OCDE

5 – L’Est Républicain du 13 octobre 2021 : https://bit.ly/Mines515-TTF9

6 - Le Monde du 15 octobre 2021, “La CGT relance sa campagne en faveur de la semaine des trente-deux heures” – https://bit.ly/Mines515-TTF10

7 – Le Monde du 15 octobre 2021 : https://bit.ly/Mines515-TTF11

8 – Publié de 11 octobre 2021 dans fr : Présidentielle : à quel âge partirez-vous à la retraite selon les candidats ? – https://bit.ly/Mines515-Planet

9 – La gazette de Sceaux du 12 octobre 2021 : Repousser l’âge de départ en retraite ? – https://bit.ly/Mines515-TTF12

 

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