LE 4.0 AU SECOURS DES USINES POUR GÉRER LA CRISE DU COVID-19
Auteur : Julien LEGRAND (P 2012 ICiv)
Si les métiers “intellectuels” ont pu continuer à travailler à distance grâce à la transformation digitale de leurs outils, ceux plus “manuels” ont dû réduire leur activité pour rester en sécurité. L’Industrie 4.0 a contribué cependant à la continuité de l’activité dans les usines: l’exemple de Saint-Gobain.
Derrière le 4.0 se cache la convergence de différentes technologies visant une meilleure collecte, circulation et exploitation des données de l’usine : “edge devices” ou digitalisation des formulaires papier pour récolter la donnée, data warehouses pour son stockage et sa mise à disposition à l’ensemble de l’usine, algorithmes d’intelligence artificielle pour sa valorisation, menant soit à de nouvelles formes d’automatisme, soit à de la recommandation intelligente d’actions sur le terrain. Au-delà des technologies, le 4.0 recouvre également des évolutions managériales importantes1, par exemple le passage à “l’Agile”2.
Chez Saint-Gobain, l’utilisation des solutions 4.0 pour répondre à la crise a été une somme d’initiatives simultanément locales et centrales, sur lesquelles je propose de prendre un peu de recul à l’occasion de cet article. Si l’on découpe la crise que nous traversons en 3 temps, un premier de “réaction” de court terme, un second d’“adaptation” de moyen terme et un troisième de “transformation” à long terme, on peut distinguer pour chacun d’entre eux une réponse spécifique du 4.0.
À COURT TERME, LA “RÉACTION” : REPENSER LE TRAVAIL DANS L’URGENCE
Début 2020, certaines usines s’arrêtent, d’autres réduisent fortement leur production. Les fonctions supports et toutes les personnes qui ne sont pas absolument essentielles au fonctionnement de l’usine sont priées de rester chez elles.
Immédiatement, il fallait avant tout mettre en sécurité les personnes essentielles sur leurs lieux de travail. Dans les premières semaines de l’épidémie, les masques sont réservés aux hôpitaux, il faut donc trouver une alternative. Nos usines équipées d’imprimante 3D ont pu l’identifier rapidement : en manufacturant localement des visières de protection. L’imprimante 3D, dont l’usage était jusqu’à aujourd’hui centré sur la production de pièces de rechange temporaires, s’est retrouvée pièce maîtresse de la réaction de nos usines à court terme.
Il a fallu ensuite repenser la relation col bleu / col blanc. Les ingénieurs se retrouvent à devoir piloter leur usine à distance sans accès direct à l’appareil de production et, sur le terrain, les opérateurs se retrouvent avec peu d’accès aux ingénieurs qui d’habitude les aident à résoudre leurs problèmes les plus épineux. Les nombreux échanges téléphoniques n’aident que partiellement. Les usines qui s’en sortent le mieux sont alors celles disposant déjà d’un accès à distance aux données de production et de qualité de l’usine. A minima via la supervision des machines, permettant au moins de voir chez soi ce que l’opérateur voit sur les interfaces machines. Au mieux grâce aux données de production et de qualité stockées en quasi-temps réel dans le data warehouse, auquel les ingénieurs peuvent accéder à distance et analyser simplement grâce à leurs outils de “data visualization”, permettant à l’ingénieur de comprendre en profondeur les causes premières du problème remonté par l’opérateur.
Les solutions 4.0 peuvent améliorer nos prises de décisions – alimentées par les données produites à tout instant par l’usine – et permettent de nouvelles automatisations (par exemple avec la mise en place d’un cobot).
À MOYEN TERME, L’“ADAPTATION” : RÉORGANISER LE TRAVAIL POUR UNE PÉRIODE D’ENTRE-DEUX
Si le pilotage à distance s’est révélé utile et nécessaire à l’occasion de la crise, il a également mis en lumière des limites à la collecte de certaines données. Beaucoup de routines opérationnelles restent basées sur du papier, dont les principaux éléments sont ensuite au mieux copiés dans un outil de reporting digital (MES ou ERP), au pire dans une feuille Excel. Dans les deux cas, l’information rapportée est partielle, difficile à extraire et souvent peu fiable. En parallèle s’est posée la question des risques sanitaires liés à l’échange de feuilles entre personnes : ne serait-il pas plus sûr de fournir à chacun un smartphone, nettoyé en début de poste, afin qu’il y fasse toutes ses opérations ? Certaines de nos usines en sont profondément convaincues et ont décidé d’accélérer massivement la digitalisation de leurs processus. Au niveau central, nous les accompagnons à l’aide d’un “App Store” interne et d’un centre de développement dédié à ces nouvelles applications d’usine.
Il a fallu ensuite développer de nouvelles routines d’échanges entre local et central, afin de poursuivre, par exemple, les programmes d’excellence opérationnelle, nos travaux de R&D en usine ou les inspections d’infrastructures critiques. Nos collègues russes ont par exemple mené à bien un audit industriel à l’aide d’un smartphone équipé de caméra grand angle, stabilisé à l’aide d’une courte perche à selfie et manipulé par la personne qui aurait localement guidé les équipes centrales responsables de l’audit. Celles-ci avaient accès au flux vidéo en direct via Microsoft Teams, et pouvaient lui demander de se rapprocher de tel ou tel équipement. Si l’image n’était pas suffisamment nette en direct, la vidéo était stockée et partagée après coup en haute résolution. Ce type d’installation “frugale” l’a emporté sur des lunettes de réalité augmentée, aujourd’hui encore trop volumineuses ou difficiles à manipuler. Enfin, les usines ont continué à investir dans la sécurité de leurs employés de manières diverses : ici par des capteurs de température à l’entrée des usines, là par des capteurs de respect des distances sociales, ailleurs par des outils digitaux de planification de la présence sur site.
À LONG TERME, LA“TRANSFORMATION”: SE PRÉPARER POUR LE MONDE D’APRÈS
Si le monde post-Covid reste difficile à prédire tant les inconnues sont nombreuses, il semble aujourd’hui que deux attentes se dégagent du débat public : d’une part accélérer la transition écologique à l’occasion de la relance économique, souhaitée par deux-tiers des Français selon un récent sondage Ipsos3 et d’autre part renforcer le tissu industriel français et européen afin d’en augmenter la résilience, aspiration partagée par une majorité de français selon un sondage Elabe4.
Saint-Gobain a depuis longtemps intégré le besoin d’accélérer sa transition écologique. Le groupe s’est récemment donné l’objectif d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050, un objectif ambitieux vu son empreinte industrielle. Atteindre cet objectif nécessite des évolutions profondes de nos processus et de nos produits, depuis les matières premières jusqu’à leur distribution. L’Industrie 4.0 vient apporter sa pierre à l’édifice, notamment en permettant un meilleur contrôle des procédés, ainsi que la réduction de nos déchets et de notre consommation énergétique. Nos usines les plus automatisées cherchent par exemple aujourd’hui à développer des systèmes experts intelligents, grâce à de l’apprentissage sur la base de grands volumes de données de processus produites par nos infrastructures. Ces systèmes contrôleraient le processus mieux qu’un opérateur, là où les précédentes générations de systèmes experts ne faisaient que recopier les actions d’un excellent opérateur. En parallèle de ces automatisations, on expose de l’information plus pertinente sur les consommations énergétiques, par exemple comparant la consommation actuelle vs la plus basse pour un produit donné dans des conditions données, que l’on peut présenter aux ingénieurs pour instruire de nouveaux projets, mais également aux opérateurs pour qu’ils puissent adapter le pilotage des équipements dont ils ont la charge. Le renforcement du tissu industriel français dépasse évidemment Saint-Gobain. Cela n’empêche pas quelques observations depuis notre fenêtre. En particulier, une réindustrialisation ne semble possible qu’à au moins deux conditions : améliorer notre compétitivité, i.e. investir dans les technologies 4.0, et attirer les nouveaux talents sachant s’en servir.
Les solutions 4.0 peuvent améliorer nos prises de décisions, alimentées par les données produites à tout instant par l’usine, accélérant ainsi sa capacité à apprendre d’elle-même pour s’améliorer en continu. Elles permettent également de nouvelles automatisations, libérant du temps pour des activités à plus haute valeur ajoutée. Par exemple, la mise en place d’un cobot répétant des analyses d’échantillons de nos produits nous a permis de réduire la sur-qualité tout en libérant du temps d’opérateur désormais utilisable à mieux piloter la stabilité du processus.
Attirer les talents nécessite de donner envie d’industrie, en réinventer un imaginaire. Le 4.0 vient redonner un souffle de modernité à l’usine : d’un lieu vieillissant dans lequel la transformation digitale des deux dernières décennies avait bien du mal à se faire une place, elle se retrouve revisitée de fond en comble par l’exposition et l’exploitation de ses données. Elle devient une nouvelle frontière digitale dont l’exploration promet d’être passionnante. Elle ramène au réel des compétences aujourd’hui souvent trop dédiées au virtuel, par exemple les data scientists. Et elle écrit un nouveau futur possible pour nos territoires industriels que ces profils fuyaient pour les grandes métropoles mondiales.
CONCLUSION
La transformation 4.0 est une des solutions à la crise que nous traversons. À court terme, car elle facilite le pilotage à distance de nos outils industriels. À moyen terme, car elle permet la continuité des opérations de nos usines. À long terme, car elle vient répondre à deux enjeux de la société post-Covid : transition écologique et réindustrialisation. À l’heure où les entreprises redoublent d’investissements dans la transformation digitale de leurs activités de cols blancs, ne paraîtrait-il pas sensé de faire de même pour les cols bleus ?
1 Voir à ce sujet “Organisation et compétences dans l’usine du futur : vers un design du travail ?” par François Pellerin & Marie-Laure Cahier
2 Organisation de type holistique et humaniste basée essentiellement sur la motivation rationnelle des ressources humaines
3 Baromètre IPSOS “Covid-19 and climate change – How do the public view the two crises ?”, 24 Avril 2020 : “deux-tiers [...] des Français estiment que dans la phase de reprise le gouvernement doit mettre en place de manière prioritaire des actions pour lutter contre le changement climatique.”
4 ELABE, “Les Français, le pouvoir local & l’Europe face à la crise”, 6 Mai 2020 : “La grande majorité des Français juge utile et souhaitable que la France se donne les moyens de produire tout ce dont elle a besoin sur son territoire [...]”

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