Auteur : Frédéric Jacquemard - Ingénieur Centrale Nantes (92)
Peu connue en France, autorisée dans un seul pays au monde, la “viande cellulaire” est pourtant très médiatisée. Pourquoi?
De quoi s’agit-il ? Une révolution alimentaire est-elle en marche?
Quelques clés de compréhension pour initier une réflexion et choisir en citoyen-consommateur éclairé.
Article écrit avec la collaboration de Carole Guillaume, consultante, experte en communication digitale et veille stratégique, co-rédactrice du rapport Les protéines animales : quels enjeux et solutions ? du think tank X-food
LA VIANDE CELLULAIRE, QU’EST-CE QUE C’EST ?
C’est un produit de “l’agriculture cellulaire”. Disons-le tout de suite, cette agriculture n’en est pas une. Étymologiquement, agri vient du latin ager “le champ”, absent de ce mode de production, qui se fait en usine. Est-ce de la viande ? La réglementation tranchera peut-être. D’autres appellations sont aujourd’hui utilisées : viande artificielle, fausse viande, viande cultivée, viande de synthèse, viande de laboratoire, viande in vitro. Les marketeurs mènent des sondages pour savoir quelle appellation obtiendra la plus grande acceptabilité chez les consommateurs recherchés. On constate aujourd’hui l’utilisation croissante du vocable “viande cultivée”. Il s’agit bien d’un défi pour l’agriculture, et en particulier pour l’élevage, que cette industrie naissante ambitionne au minimum de concurrencer, voire pour certains de remplacer en totalité.
LES PROTÉINES ALTERNATIVES
Le produit fait également partie de la grande famille des “protéines alternatives”, qui comprend, outre celles issues d’insectes, les produits d’origine végétale, dont le steak de soja est un des plus connus, ceux issus de la fermentation, et ceux, donc, issus de la culture de cellules animales. La vocation de ces protéines alternatives, telle qu’affichée par leurs promoteurs, est de proposer une alternative, voire de remplacer les produits animaux, à savoir la viande, les poissons, les œufs, le lait et les produits laitiers. Les produits traditionnels de soja tels que le tofu ou le tempeh, ainsi que les légumes secs (haricots, pois, lentilles…) ne sont pas considérés comme “alternatifs”. On pourrait donc en fait parler de “nouvelles protéines alternatives”, traduisant ici la création d’un nouveau marché, d’une nouvelle industrie. Sur le plan technique, le process de production de la “viande cultivée”, très compliqué à maîtriser, se décrit de manière très simple : 1. Prélèvement de cellules sur un animal vivant 2. Multiplication/différenciation des cellules dans un bioréacteur contenant un médium de croissance (si on devait faire une analogie, on dirait un “placenta”) 3. Organisation des cellules en fibres musculaires, par adhésion à des microstructures (scaffoldings) 4. Mise en œuvre et transformation avant consommation.
QUELQUES POINTS DE REPERES HISTORIQUES
C’est en 2013 que Mark Post, de l’université de Maastricht (Pays-Bas), produisit le premier morceau de “viande cultivée”, servi dans un hamburger à 325 000 US$. Depuis, le monde et donc l’alimentation ont énormément changé, et avec eux les domaines des protéines alternatives et plus spécifiquement de la “viande cultivée”. Ainsi, le dérèglement climatique s’est accéléré, est devenu plus perceptible, et chacun de nous a aujourd’hui le niveau d’information nécessaire pour en prendre toute la mesure. En 2013, l’empreinte informationnelle du sujet était environ 100 fois inférieure à aujourd’hui1 . Le bien-être animal a pris de l’ampleur dans le débat sociétal, en France, en Europe ou aux États-Unis (peut-être moins ailleurs). Plus de 90 % des Français se disent concernés par ce sujet2 , dont l’expression va de vidéos d’associations dénonçant la production animale en passant par la croissance du marché végan et jusqu’aux idéologies antispécistes. À la croisée de ces deux problématiques se trouvent l’élevage (extensif), et la production animale (élevage intensif ou industriel), qui comme toute activité humaine, émettent des GES : 14,5 % du total mondial d’après la FAO (2013). Un chiffre qui revêt des réalités d’une très grande disparité, d’un pays ou d’une région à l’autre, d’un type d’élevage à l’autre, d’un animal à l’autre. Il y a alors un terreau favorable à l’émergence de produits dont le narratif marketing peut se nourrir de ce contexte. Ainsi ses promoteurs affirment que la “viande cultivée” se justifie essentiellement par l’accroissement de la population mondiale et de la consommation de viande associée, la performance environnementale de la “viande cultivée” et le fait que sa production se fait sans souffrance animale (qualifiée de “cruelty free”)
POURQUOI S’Y INTÉRESSER AUJOURD’HUI ?
Il y a une véritable dynamique, en accélération, que nous pouvons décrire sous trois aspects.
L’aspect financier
Le nerf de la guerre, ce sont bien sûr les investissements. Sans eux, impossible de financer la R&D, la construction des usines, de mener les campagnes d’influence visant à l’acceptation du produit par les consommateurs, ou de faire le lobbying nécessaire à l’évolution des réglementations autorisant sa commercialisation. Leur montant cumulé atteindrait à ce jour 2 MdsUS$, dont 1 MdUS$ pour la seule année 2021. Les États-Unis, les Pays-Bas et Israël sont les pays les plus actifs. D’autres suivent, et en France il existe une start-up développant un “foie gras cellulaire”. Au niveau mondial, plus d’une centaine de start-up développent des produits concurrençant les viandes de bœuf, de porc, de poulet, mais aussi le poisson, les œufs, le lait et les produits laitiers. Une start-up américaine propose même un “lait maternel cellulaire” cultivé à partir de cellules de lait humain. Mais les start-ups ne sont pas les seules locomotives : y investissent les plus grands groupes alimentaires mondiaux (y compris ceux dont l’activité principale est l’alimentation carnée), des fonds d’investissement spécialisés dans la “foodtech”, des fondations, des stars de cinéma, mais aussi des États. Le gouvernement néerlandais a ainsi annoncé en avril investir 60 M€ pour créer un hub “agriculture cellulaire”. La “viande cultivée” est explicitement citée dans le programme national d’investissement dans les biotechnologies des États-Unis publié en septembre. La Chine, premier consommateur mondial de viandes, et avec un des plus forts taux de croissance, a tenu en avril 2022 son premier Sommet de la viande cultivée, et surtout vient d’inscrire son développement dans son Plan quinquennal pour l’agriculture.
La réglementation
Sur le plan réglementaire, les promoteurs de la “viande cultivée” œuvrent à faire évoluer les choses en leur faveur. Si sa commercialisation n’est à ce jour autorisée qu’à Singapour (depuis fin 2020), des autorisations prochaines sont annoncées aux États-Unis, et même en Europe, où le lobbying de cette industrie naissante est très actif.
Les enjeux techniques
La “viande cultivée” est un produit à forte complexité technique. Mark Post (cf. supra) était un chercheur de l’université de Maastricht avant que ne soit créée par spin-off la start-up qu’il dirige désormais. Les procédés n’étant que peu industrialisés, les besoins en R&D et les challenges à relever sont importants à chaque étape de la production : • sélection, création, reprogrammation et engineering des lignées de cellules souches; • engineering, sourcing des composants et matières premières, et production des médias de croissance de synthèse ; dans les tout premiers pas de cette industrie (par exemple le premier produit commercialisé à Singapour), le médium de croissance était du liquide fœtal animal, ce qui contredisait l’argument de respect du bienêtre animal ; • design et opération des bioréacteurs, équipés entre autres de capteurs/ mesureurs à très haute performance, permettant l’automatisation et un pilotage temps réel de la production à l’intérieur du bioréacteur. Les trois étapes de multiplication/différenciation, maturation et récolte des cellules requièrent chacune des innovations ad hoc ; • élaboration des scaffoldings, ces microstructures sur lesquelles s’accrochent les cellules, donnant ainsi forme aux fibres produites; ce sont par exemple des protéines ou des composites complexes tels que des protéines végétales texturées; ils sont soit biodégradables, soit faisant partie du produit final consommé ; • l’ensemble des transformations et des additifs nécessaires à l’obtention d’un goût et d’une texture visant à rendre le produit final commercialisable – on inclut ici l’impression 3D, mettant en œuvre différents composants (fibre musculaire, gras…) pour lui donner la consistance et la forme voulues; • la définition des circuits de recyclage et d’élimination de tous les déchets de production, en particulier les médias de croissance une fois utilisés, et les déchets générés par les cellules elles-mêmes.
LES CONSÉQUENCES SUR LA FILIÈRE
En termes de compétences, outre les ressources en lobbying et en marketing, les expertises les plus nécessaires à ces entreprises sont donc celles de chercheurs et d’ingénieurs en biotechnologies : biologistes spécialistes des cellules souches, spécialistes de l’ingénierie tissulaire (pour les scaffoldings), ou encore des experts et ingénieurs en génie génétique. Des ingénieurs en alimentation et santé, en sécurité alimentaire, et des nutritionnistes sont également nécessaires au stade du produit final.
La réduction des coûts à chaque étape du process décrit ci-dessus est naturellement un impératif vital pour les entreprises engagées. Un produit “cultivé” n’a aucune chance d’entrer sur le marché s’il est en outre plus cher que les produits naturels. Le coût fonde également des choix stratégiques. Par exemple, il est plus facile et donc moins cher de produire une fibre cultivée non structurée qui sera utilisée en burger, hachis, lasagnes ou nuggets, qu’un produit ayant l’apparence d’une véritable entrecôte. On est aujourd’hui très loin des 325K US$ du premier steak de 2013, et certaines start-up affichent avoir atteint aujourd’hui un coût “seulement” deux fois supérieur à celui de la vraie viande. En termes d’industrialisation, Il existe déjà une production de “viande cultivée” de poulet, commercialisée à Singapour. D’autres usines doivent suivre dès 2023 (liste non exhaustive) : • aux États-Unis, deux unités pilotes d’une capacité de production de respectivement 180 tonnes et 14 000 tonnes par an sont annoncées, • au Royaume-Uni, une usine pilote de “viande cultivée” de porc vient d’ouvrir, avec une capacité de 2,7 tonnes produites par un bioréacteur de 600 litres; • en France, un centre de R&D et production dédié au “foie gras cultivé” sera ouvert en 2024 pour une production estimée à plusieurs dizaines de tonnes. Pour référence, la consommation mondiale actuelle de viande est d’environ 320 millions de tonnes.
QUELLES QUESTIONS CHAQUE CITOYEN-CONSOMMATEUR EST-IL EN DROIT DE SE POSER ?
On le voit, la viande cultivée pointe au bord de nos assiettes. Certains estiment qu’en 2035, 11 % des protéines consommées dans le monde seront “alternatives” (à base végétale, issues de fermentation ou “cultivées”). Un quart viendrait en substitution de viandes, 2/3 de produits laitiers et œufs. L’Europe représenterait 15 % de ce marché, l’Asie 66 %. Tout d’abord, les hypothèses retenues par les promoteurs de cette industrie pour justifier la pertinence de la solution qu’ils proposent (augmentation de la population, de la consommation de viande, émissions de GES) sont-elles correctement posées ? Par exemple les disparités sont-elles bien prises en compte ? L’évolution de population de l’Europe, déjà stagnante, n’est pas celle de l’Afrique. L’élevage du poulet n’a pas le même impact que celui du bœuf. L’évolution de la consommation de bœuf en France (qui baisse depuis deux décennies), n’est pas celle de la Chine. Sont-ils à même de tenir leurs promesses ? Par exemple concernant la performance environnementale, les promoteurs s’appuient beaucoup sur deux rapports récents de cabinets de consultants. S’il n’y a pas lieu de remettre en cause leur compétence, on ne peut pas occulter que ces rapports ont été commandés par les promoteurs de l’industrie eux-mêmes. Et même dans ce contexte, ces rapports mettent en évidence que la performance environnementale de la viande cultivée est moins bonne que celle des modes de production actuels pour le poulet et le porc, sauf à ce qu’elle soit associée à un mix énergétique 100 % renouvelable.
Concernant la qualité nutritionnelle et l’impact sur la santé, les données issues de la production “réelle” à grande échelle manquent, évidemment, mais les garanties sont-elles suffisantes ? Tous les micronutriments (acides gras, minéraux, vitamines…) présents dans la vraie viande le sont-ils dans son clone ? Les additifs ajoutés pour donner goût et texture ne présentent-t-ils pas de risques pour la santé ? Quid de la sécurité sanitaire en production à grande échelle ? Comment par exemple prévenir les risques de contamination, ou encore d’altération voire de mutation génétique des cellules lors de leur multiplication dans les bioréacteurs ? Que penser du fait que d’après les promoteurs, des OGM et des hormones pourront être utilisés là où les législations les autorisent ? Le fait est que sur les points ci-dessus, on manque à ce jour d’études scientifiques d’organismes de recherche publics comme l’INRAE. Ceci permettrait d’évaluer de manière plus indépendante la performance environnementale, les qualités nutritionnelles des produits, leur innocuité pour notre santé, et la sécurité sanitaire des procédés. Les entreprises privées du secteur réclament l’allocation de financements publics pour ces études (ce qui contribuerait possiblement à leur effort de R&D), mais dans le même temps, et même si ceci peut se comprendre, elles invoquent le secret industriel pour justifier leur réticence à partager les informations pourtant indispensables à leur réalisation. Autre question : entre la production animale et les horreurs qu’elle génère parfois, et le remplacement pur et simple de l’élevage par la production de “viande cultivée”, n’y a-t-il pas une autre voie, celle du développement d’un élevage respectueux des animaux, de l’éleveur et de l’environnement, et qui existe déjà depuis longtemps ?
Bioréacteur en acier inoxydable de 100 litres
EN CONCLUSION
Sur un plan plus philosophique, fondamental à nos yeux, est-ce la direction que nous voulons prendre ?
Voulons-nous vraiment nous nourrir demain sans la Terre ? Quelles implications aurait alors sur le devenir de notre planète, et même de notre espèce, une telle évolution ? Autant de questions auxquelles il appartient à chacun d’apporter sa propre réponse, en prenant le temps de s’informer, pour comprendre et le cas échéant décrypter le dessous des cartes. Le sujet en vaut la peine, car il s’agit de notre alimentation, notre besoin le plus vital avec l’air que nous respirons, mais également un des grands plaisirs de la vie, expression de notre culture, de notre rapport à la vie, à notre prochain et à notre environnement.
1- Appréciée par le nombre d’occurrences renvoyées par une recherche Google sur l’expression “réchauffement climatique”, pour les périodes 01/01/2013 au 31/12/2013 d’une part, et 25/10/2021 au 24/10/2022 d’autre part.
2- Source : enquête institut Opinea pour le laboratoire Ceva
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