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DU 4.0 DANS LES SERINGUES

Revue des Ingénieurs

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04/02/2021

Auteur : Henri LANFRY (P 2005 ICiv)

Regards croisés chez Sanofi Pasteur – la division vaccins de Sanofi – sur la transformation digitale, entre Henri Lanfry, directeur de site industriel, et Romain Bourgin, le directeur du département digital.


Sanofi Pasteur est la division vaccins de Sanofi et compte un des portefeuilles de vaccins les plus étendus de l’industrie (environ 6 Mrds € de chiffre d’affaires). Ses principales gammes de produits sont la franchise grippe, les vaccins pédiatriques, les vaccins contre méningites et pneumonies, ainsi que les vaccins pour grands voyageurs (fièvre jaune, rage, hépatite A et dengue). La société compte plus de 10 000 collaborateurs dans le monde et dispose d’un réseau industriel fort d’une quinzaine d’usines. Historiquement relativement indépendantes les unes des autres, les usines du groupe sont maintenant très interconnectées pour répondre au mieux aux enjeux de santé publique. La production industrielle des vaccins est complexe et représente une part prépondérante de l’activité de la société Sanofi Pasteur.

Romain, pourrais-tu nous resituer la transformation digitale de Sanofi Pasteur ?

Romain Bourgin Dans un premier temps, il nous a fallu décortiquer ce que le digital recouvrait comme réalité pour notre outil industriel. Dans un deuxième temps, nous avons défini nos axes stratégiques1 (voir tableau page 49) et lancé une phase d’incubation. En adoptant les principes ‘Agile’ et le concept de MVP (Minimum Viable Product) nous avons lancé quelque 150 projets digitaux dans le monde. Cette phase avait deux objectifs : d’abord offrir à toutes les équipes l’opportunité de s’approprier ces nouvelles technologies et les possibilités d’application ; ensuite, permettre de rapidement tester in situ des solutions que nous pourrions déployer ensuite à grande échelle.

Bien qu’ayant totalement atteint le premier objectif (environ 50 MVP délivrés), nous avons aujourd’hui besoin d’accélérer l’adoption de solutions plus globales et de manière homogène sur l’ensemble du réseau industriel. C’est cette phase de focalisation et d’accélération que nous venons de démarrer.

Henri, pourrais-tu nous présenter le site de Val-de-Reuil, ses enjeux et tes attentes en tant que directeur de site vis-à-vis du digital ?

Henri Lanfry Le site de Val-de-Reuil est un des principaux sites de production de vaccins au sein du réseau industriel de Sanofi Pasteur. Fort de 2 500 collaborateurs, il est présent sur l’ensemble des étapes de production d’un vaccin, de l’identification des souches virales jusqu’à la distribution vers les pharmacies en passant par la production de l’antigène et la “mise en seringue”. Nous sommes le premier site mondial de production de vaccin contre la grippe, mais contribuons également à la production de vaccins pédiatriques et de vaccins du voyageur.

Notre site, comme l’ensemble des sites de production de vaccins attend beaucoup du digital. Notre industrie est complexe et nécessite une automatisation, une traçabilité et la capacité à gérer un très grand nombre de données. Toutes ces raisons en font un candidat idéal pour la digitalisation. En parallèle, nos contraintes réglementaires et qualité très fortes rendent l’implémentation de ces systèmes longue et parfois délicate. Cela ne doit pas nous faire perdre de vue l’intérêt et même la capacité à en faire un avantage concurrentiel à terme. C’est un levier de performance majeur à saisir. Enfin en tant qu’employeur, nous souhaitons aller au-devant des attentes de nos collaborateurs qui sont de plus en attente vis-à-vis des nouvelles technologies : ils espèrent être aussi bien équipés au sein de l’entreprise que dans leur vie de tous les jours !

Quels sont à vos yeux les enjeux de cette transformation ?

R.B. En termes stratégiques d’abord, il n’est pas concevable de continuer à accumuler une dette technologique. Nous sommes arrivés à un stade où nos efforts pour moderniser et améliorer la fabrication de vaccins ne peuvent plus être dissociés de l’effort de dématérialisation et connexion de nos équipements, aujourd’hui trop souvent victime des arbitrages budgétaires. D’ailleurs, nous voyons poindre des exigences dans ce domaine chez nos autorités de santé (FDA, ANSM, EMEA…), et sans anticipation nous pourrions perdre certains marchés. Nous avons ensuite une attente forte vis-à-vis du digital en termes de productivité et d’agilité. Notre outil industriel est en effet en permanence sous tension du fait de temps de cycles de fabrication longs, de contrôles omniprésents et de dynamiques de marchés complexes. Nous avons enfin un enjeu de maîtrise de nos procédés industriels. Les processus biologiques ont une complexité intrinsèque et nous mettons beaucoup d’espoirs dans le big data pour amener notre maîtrise des procédés au meilleur niveau.

H.L. Ce sont en effet des enjeux majeurs pour nous : améliorer le rendement de nos procédés pour augmenter le nombre de vaccins sur le marché (pour plusieurs vaccins, notre capacité à produire est inférieure aux besoins), automatiser au maximum nos opérations pour gagner en performance, renforcer la traçabilité de chaque vaccin distribué, piloter nos usines et ajuster nos plans de charge automatiquement et en direct du bout des doigts sur une tablette, etc. Cela nécessite dans un premier temps un travail important sur notre architecture informatique et nos standards industriels pour leur permettre de recevoir et utiliser ces outils efficacement.

Comment vous organisez-vous pour atteindre ces objectifs ?

H.L. Il n’y a pas de transformation sans engagement de l’ensemble des équipes : il faut donc animer une communication moderne en parallèle du cascading hiérarchique classique (utilisation de différents canaux, y compris numériques, organisations d’événements) et engager chaque collaborateur sur ce que cela lui apporte concrètement. Au niveau du site, nous associons à chaque solution digitale un objectif opérationnel avec un indicateur de performance ciblé, pour montrer que le digital n’est pas qu’un buzzword, mais réellement un outil de performance industrielle.

R.B. Au niveau global, cette transformation nécessite la mise en place d’une organisation dédiée et des mécanismes de gouvernance efficaces. En ce sens, nous avons défini un schéma d’organisation qui se déploie sur tous les sites industriels, avec des rôles identiques pour permettre un maximum de synergies dans le déploiement des outils méthodologiques et des formations. Enfin, l’exécution de la feuille de route digitale est suivie dans le cadre d’un programme plus large de transformation de la performance industrielle. Cela nous permet de garantir l’alignement des objectifs entre les différents départements et un suivi au plus haut niveau des réalisations mais aussi des risques liés à l’exécution.

Au niveau du site, chaque solution digitale est associée à un objectif opérationnel avec un indicateur de performance ciblé, pour montrer que le digital est réellement un outil de performance industrielle. Photo : DR

Comme toute transformation, celle-ci rencontre probablement certains obstacles. Quels sont-ils ? Quelles actions mettez-vous en place afin de les surmonter ?

H.L. Nous opérons un site industriel : 95 % de notre énergie est tendue vers un objectif de production. Notre premier enjeu est de transformer notre outil industriel en ne dégradant pas notre capacité à produire : notre outil de production est quasi saturé sur l’ensemble de la chaîne de fabrication. Autant sur les activités de coordination et planification nous pouvons gérer le changement relativement facilement, autant sur tout ce qui est lié à l’outil de production nous avons l’obligation de suivre un processus nécessaire mais chronophage de maîtrise des changements – pour assurer que les changements n’impactent pas la qualité des vaccins que nous produisons. Avec bien souvent à la clef des arrêts d’unité de production pour permettre la bascule vers la nouvelle configuration. Le deuxième enjeu se situe autour des compétences. Le digital nécessite le développement de nouvelles compétences au sein des équipes en place et aussi l’acquisition de ces compétences par recrutement externe. Tout cela va prendre du temps.

R.B. Au niveau global, la principale difficulté est de garder l’ensemble de l’organisation dirigée vers l’objectif, tant en termes de moyens que de vitesse. Cela implique en particulier d’aligner les actions de changement sur les sites industriels avec le travail des équipes digitales et technologiques. L’autre enjeu majeur consiste à donner des directions claires aux nouveaux investissements sur les nouvelles modalités et nouveaux standards à embarquer dès les phases amont des projets ingénieries (avant projet, avant-projet détaillé…).

Quelles sont aujourd’hui les principales réussites de la transformation digitale de Sanofi Pasteur ? Du site de Val-de-Reuil ?

H.L. Un premier succès concerne notre communication : atteindre l’ensemble des 2 500 collaborateurs du site n’est pas chose facile, d’autant plus que nous fonctionnons 24H/24 et 7j/7 et que l’on ne peut les réunir simplement pour échanger avec eux – c’est tout particulièrement vrai en cette période de Covid19. Avec les outils digitaux (réseau social d’entreprise, vidéos, vidéo-conférence), nous sommes capables d’atteindre largement toutes nos populations et de suivre leur engagement sur ce que nous publions (chaque vidéo ou article est lu plus de 2 000 fois). D’un point de vue plus industriel, nous sommes en train de développer une solution de pilotage de nos unités de production, permettant de suivre la performance sur tous les facteurs critiques de production en temps réel, et d’adapter nos plannings de production en temps réel selon les aléas et l’évolution de la demande. Nous évaluons aujourd’hui si et comment déployer cet outil sur l’ensemble des usines du groupe Sanofi. Cependant nous avons passé un cap dans la gestion des boucles de planifications PDP/PIC (i.e. S&OP2) grâce à une solution digitale qui permet de gérer de manière concourante la préparation de l’alignement des plans de demande commerciale et production. Nous avons réussi à raccourcir de 2 semaines notre processus S&OP (versus les 6 semaines de référence).

R.B. D’abord notre organisation s’est mise en ordre de marche en s’appropriant ce que le digital voulait dire pour les équipes. L’effet de mobilisation est donc total. Ensuite notre phase d’incubation a rendu possible de s’attaquer à certains enjeux structurels de notre industrie. Citons par exemple l’amélioration de manière substantielle de certains rendements. Par exemple, nous avions constaté en 2019 une dérive sur la concentration d’une certaine protéine dans un de nos vaccins pédiatriques. Grâce à la mobilisation de l’équipe Data Science, nous avons réussi à déterminer la cause de la dérive (préparation des colonnes de chromatographie), puis à revenir à la concentration nominale et même à améliorer le rendement de 5 %, ce qui a pu augmenter notre capacité à servir les marchés à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros.

Nous avons aussi durablement ancré dans l’esprit des équipes le potentiel qu’offrent les technologies avancées d’analyse de données et l’intelligence artificielle dans tous les domaines. Citons par exemple un autre site industriel qui a mis en oeuvre une solution basée sur l’analyse sémantique appliquée aux ordres d’intervention de maintenance. Cela a permis de réduire drastiquement le travail des ingénieurs fiabilistes.

Nous adoptons aussi des solutions basées sur la réalité virtuelle pour former nos opérateurs. Nous sommes aussi par exemple en cours de validation d’un “simulateur” pour le pilotage de certains équipements. À la manière des pilotes de ligne, nous ambitionnons de faire évoluer la qualification de nos personnels en les confrontant à différents scénarios, afin de les préparer à une meilleure réponse en situation réelle. Par ailleurs, nous avons stabilisé un nombre de solutions qui sont maintenant en phase de déploiement global. Par exemple, certaines opérations de nettoyages des zones aseptiques sont particulièrement sensibles et dépendantes des opérateurs. Nous avons développé des modules spécifiques pour améliorer la formation des opérateurs dans la compréhension de la cinétique des gestes, propagation des germes ou encore réduit de 6 à 2 mois la formation des opérateurs sur certaines étapes de fermentation. Enfin, la transformation a pris forme dans la mise en oeuvre d’organisations identiques sur tous nos sites, avec standardisation des rôles pour adresser à la fois la conduite du changement, l’amélioration des processus et la mise en oeuvre technologique.

Conclusion

D’une certaine manière la route est tracée car d’autres industries sont passées par cette transformation et nous savons quels sont les sujets auxquels nous attaquer. La principale difficulté comme bien souvent dans toute transformation concerne le ‘comment’. Les investissements industriels se font sur un temps ‘long’ alors que la transformation digitale est attendue sur un temps court. Par ailleurs, nous sommes dans une industrie, à plus forte raison en cette période de pandémie Covid, où nos capacités de production sont mobilisées à 100 %. C’est une première injonction contradictoire. Ensuite nous devons nous transformer en marchant, un peu comme s’il fallait intervenir sur les moteurs alors que l’avion est en vol. Enfin nous devons accompagner nos collaborateurs et nos collaboratrices en vue des changements attendus sur leur poste de travail mais aussi pour le développement de nouvelles compétences.

 

HENRI LANFRY (P05), directeur du site industriel de Val-de-Reuil, Sanofi Pasteur – henri.lanfry@mines-paris.org 
ROMAIN BOURGIN (E93), responsable global digital pour les opérations industrielles vaccin, Sanofi Pasteur – romain.bourgin@mines-saint-etienne.org 

 

1. Libération par exception – tous les lots de fabrication sont ‘libérés’ suivant les règles de bonnes pratiques de fabrication et les contrôles qualité. D’épais dossiers sont compilés tous le long de la fabrication-contrôle et systématiquement relus. Beaucoup de paramètres peuvent être contrôlés automatiquement pour permettre aux équipes qualité de se focaliser seulement sur les écarts et/ou points d’attention.
2. PDP : plan directeur de production / PIC : Plan Industriel et commercial / S&OP : sales and operations plan

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