[La Revue des Mines #512] RENOUVEAU ET DÉFI DU SECTEUR TEXTILE
Auteur : Thierry LE BLAN (E 1981 ICiv)
L’industrie textile française doit, une fois de plus, remettre sur le métier son ouvrage. Sa résistance à la mondialisation tient à son agilité et à son positionnement sur des produits à haute valeur ajoutée. C’est notamment le cas pour les textiles techniques, qui représentent le potentiel de développement le plus sérieux en France.
PENDANT 50 ANS, LE TEXTILE A FILÉ UN MAUVAIS COTON
C’est un lieu commun que de souligner le détricotage dont a souffert l’industrie textile française et européenne depuis 50 ans. Des leaders mondiaux se sont fait battre à plate couture, se sont effilochés et le tissu industriel a été mis en charpie au profit principalement d’entreprises turques et asiatiques. Les 1 000 cheminées qui faisaient la fierté de Roubaix ont été rasées, les sirènes se sont tues1 et les usines “monstres” ont muté en lofts, en bureaux (EuraTechnologies à Lille) ou en entrepôts logistiques pour la VPC puis le E-commerce. Les Industriels ont pris l’habit de Distributeurs : la galaxie Mulliez (Auchan, Décathlon, Kiabi, Pimckie…) en est un exemple.
AUJOURD’HUI, CHANGEMENT DE TEXTURE
En 2019, l’industrie textile (hors confection) compte 2 160 entreprises en France et emploie 62 000 personnes. Les PME qui en constituent la trame sont principalement situées en Auvergne-Rhône-Alpes (17 460 salariés), dans les Hauts-de-France (11 700) et le Grand Est (10 877). Si neuf sociétés sur dix ont moins de 10 salariés, elles ne représentent cependant que 10 % des résultats et des effectifs salariés du secteur. Par rapport à l’ensemble de l’industrie manufacturière, le secteur textile est plus atomisé. Il est dominé par des unités petites ou moyennes, ayant entre 10 et 250 salariés. Ces dernières emploient près de 60 % des effectifs salariés du secteur et concentrent 50 % de la valeur ajoutée, soit 20 points de plus que dans l’ensemble de l’industrie manufacturière. Les sociétés de 250 salariés ou plus regroupent 29 % des effectifs et génèrent 40 % de la valeur ajoutée du secteur.
L’atomisation a un avantage dans le cadre de l’aménagement du territoire. Les segments aval de la filière sont plus faiblement capitalistiques, nécessitent du savoir-faire mais peu d’infrastructures et peuvent s’implanter sur des territoires dispersés et peu urbanisés. Pour exemple les brodeurs et dentelliers du Cambrèsis, les rubaniers de la Loire ou les tisseurs des Vosges, les fabricants de masques. Comment ces entreprises ont-elles résisté au lessivage de la mondialisation ?
Par une capacité d’adaptation rapide et permanente. J’ai commencé ma carrière chez Prouvost, leader mondial du négoce et de la transformation de la laine sur un site où travaillaient plus de 10 000 personnes et surnommé “le bateau amiral”. Goliath, pour des raisons financières et sociales, n’a pas changé de cap à temps, s’est emmêlé dans les filets de la concurrence internationale et a sombré. Contrairement à David, une PME voisine qui, sur la base des mêmes savoir-faire, a évolué, non sans fil à retordre, vers de nouveaux marchés et a pu tirer son épingle du jeu : “C’est au bout de la vieille corde qu’on tresse la nouvelle” (Proverbe africain).
En optant pour des produits de mode à haute valeur ajoutée. C’est le cas des entreprises oeuvrant pour le marché haut de gamme et du luxe : la maîtrise des matières premières (laine, alpaga, soie…) et les savoir-faire très spécifiques (il faut 10 ans pour former un dentellier) servent de trame aux étoffes des héros du luxe.
En s’orientant de fil en aiguille vers les textiles à usages techniques. Pour ceux-ci, la fonctionnalité l’emporte sur l’esthétique et d’autres domaines que l’habillement sont alors concernés. Pour s’imposer sur ces marchés, il a fallu apprivoiser de nouvelles matières (verre, aramides, métaux, polymères, carbone…), concevoir des équipements, maîtriser de nouvelles compétences afin de répondre aux exigences des ingénieurs plutôt qu’à l’imagination des stylistes.
Les textiles techniques représentent plus de 55 % en valeur de la production textile française (28 % de la production européenne) et les exportations européennes ont crû en moyenne de 4,9 % par an depuis 2009.
Automobile, aéronautique, défense, médical, BTP, agroalimentaire, sports, industrie… en 50 ans, les textiles techniques se sont invités dans de nombreux secteurs. Ils sont devenus filtrants, connectés, protecteurs, greffables, composites, ignifugeants, biocompatibles, soignants, isolants, lumineux, thermorégulant, étanches, biocides, imper-respirants… se pliant à tous les besoins. Prenons par exemple notre corps : ce seront les implants (stents, prothèses vasculaires, ligamentaires…), les orthèses (rachis, genoux…), les bas et bandes de contention, les équipements sportifs (imper-respirants, isolants, élastiques…), les vêtements de protection (anti-UV, non-feu, anti-lacération, pare-balle…). Ils représentent plus de 55 % en valeur de la production textile française (et 28 % de la production européenne) et les exportations européennes ont crû en moyenne de 4,9 % par an depuis 2009.
Parmi les textiles à usages techniques, des produits mal connus : les non-tissés. À la différence des tissus, des tricots ou des tresses, ils se fabriquent en un process direct en une seule étape, à partir de fibres ou filaments et non pas de fils. Depuis leur émergence en Europe dans les années 50, ils connaissent une croissance continue (4,4 % de croissance annuelle moyenne sur 10 ans) et l’Europe est un acteur majeur pour leur production et leader incontesté pour celle des lignes de fabrication. Des centres de R&D de réputation mondiale ont émergé en Europe pour accompagner leurs développements : STFI (D), NRI (GB), CETI (F), IFTH (F).
Pour moitié, ils sont à usage unique : couches bébés, incontinence adulte, lingettes, vêtements de protection, champs opératoires, masques, pansements, sachets de thé… Pour l’autre, durable : géotextiles, cuirs synthétiques, câblerie, filtres, ameublement, étanchéité de toiture, isolation…
Affectant toujours plus de ressources à la R&D, diversifiant les fonctionnalités et repoussant plus loin les performances, le secteur des textiles techniques est sans aucun doute celui qui présente le potentiel de développement le plus sérieux en France.
RELEVER LE GANT DU DÉFI ENVIRONNEMENTAL
De la production des fibres (naturelles ou chimiques) au traitement des textiles usagés, l’impact environnemental de l’industrie textile, de ses produits et des services qui y sont attachés (logistique par exemple) est très élevé. À l’échelle mondiale, l’industrie de la mode en est la cause principale depuis qu’elle est devenue “fast fashion” ou “mode jetable”. Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), nous consommons en moyenne 60 % de vêtements de plus qu’il y a 15 ans, et nous les conservons moitié moins longtemps. Cette surconsommation entraîne celle des ressources nécessaires à leur production, qu’il devient urgent de juguler.
Elle génère environ 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre chaque année, dépassant ainsi les impacts du trafic maritime et des vols internationaux réunis, et consomme 4 % des réserves d’eau potable mondiales.
À titre d’exemple de ce gaspillage ourdi2 (la fast fashion n’est pas le fruit du hasard), on peut citer les éléments ci-dessous :
- L’impact de la culture du coton : produire un kilo de coton demande entre 2 700 et 5 000 litres d’eau et la production avoisine les 25 millions de tonnes par an (1/4 des fibres produites par an). Dans certains pays producteurs, on a recours à des détournements de cours d’eau et assèchement de lacs et nappes phréatiques pour l’irrigation, mettant en danger les réserves d’eau potable. De même, la culture cotonnière est très gourmande en engrais et pesticides (25 % de la consommation mondiale).
- Nos vêtements voyagent beaucoup. Le process est très segmenté et les étapes de fabrication et de distribution se situent souvent dans des pays ou continents différents. Ainsi, de la récolte de coton à la mise en vente, un jean et ses accessoires parcourent en moyenne plus d’une fois et demie le tour de la planète.
- En France, on estime que 50 à 70 % de notre garde-robe n’est pas utilisée : un cadeau qui ne correspond pas vraiment à nos goûts, les tailles devenues inadaptées, une tache jugée irrécupérable, une mode qui passe, un accroc… Si l’on recyclait la quantité de textile qui existe sur la planète, on fabriquerait assez de vêtements pour vingt-cinq à trente ans.
Ce système de la fast fashion est à bout de souffle et le lent déclin en France des ventes dans le secteur de la mode en témoigne (baisse cumulée du CA de 14 % entre 2008 et 2017 malgré l’essor de l’e-commerce). Certes, la prochaine loi anti-gaspillage interdira aux producteurs, distributeurs et sites de vente en ligne de jeter leurs textiles invendus, mais c’est bien le consommateur qui sera le moteur de cette évolution en modifiant ses comportements. Il ne s’agit pas de remettre l’uniforme Mao dans les vitrines mais d’adopter des habitudes simples et de bon sens : opter pour la qualité et la durabilité, entretenir avec soin, réparer (économies pour le consommateur, création d’emplois et couvre-feu moins ennuyeux !), généraliser l’échange (les jeunes l’ont adopté, cf. vinted.fr) et recycler au travers des nombreuses filières existantes (pour un autre article). L’industrie textile s’adaptera aux effets de cette évolution, elle n’en sera pas la cause.
Comme tout produit manufacturé, les textiles techniques ont également un impact environnemental, notamment les produits à usage unique (hygiène, essuyage, médical), mais il est moindre du fait des volumes concernés, du caractère durable et non saisonnier de la plupart d’entre eux, de la relative proximité des lieux de transformation avec ceux de consommation et par le fait qu’ils peuvent apporter des solutions à des problèmes environnementaux (allègement des structures, captation de polluants, isolation…). On notera enfin la tendance forte à intégrer les principes d’écoconception lors de la phase de création du produit. Par exemple, il est aujourd’hui difficile, voire impossible, de proposer une solution lors d’appels d’offres sans prendre en compte le traitement en fin de vie des produits.
BEST IN FRANCE !
Mis à part quelques secteurs particuliers tels que le luxe, la France et l’Europe ne retrouveront pas la position dominante qu’elles ont pu avoir dans l’industrie de l’habillement de masse, du fait notamment de ses niveaux de salaire pratiqués et des charges sociales.
Nous pouvons faire évoluer les positions par des comportements plus responsables, notamment en soutenant une relocalisation de ces activités dans des zones telles que le bassin méditerranéen, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord ou subsahariennes (Shanghai est 2 fois plus éloignée de la France qu’Abidjan), ou encore en favorisant les conceptions et les utilisations plus respectueuses des ressources de la planète.
Cependant la France a tous les atouts – savoir-faire technique et commercial (export), réseau d’entreprises performantes et innovantes, potentiel de formation et de R&D publique et privée – pour se positionner et croître parmi les leaders mondiaux (Allemagne, USA, Corée, Japon) dans le domaine des textiles techniques (dont les non-tissés). Ainsi, même pour le textile, au “Made in France” alléchant mais fragile comme le satin, préférons le “Best in France” exigeant mais résistant comme la toile.
Il y a cependant une faiblesse dans le fil : l’attractivité. Attirer les jeunes et notamment les techniciens vers cette industrie passionnante reste difficile. Il faut donc ennoblir son image comme celle de l’industrie en général. Alors, pourquoi pas une “Chaire Matériaux souples” dans nos Écoles des Mines ? Plus on est de fils, plus on tisse !
1. Quand les sirènes se taisent, Maxence Van der Meersch 1933, roman sur les grèves des ouvrières d’usine.
2. du verbe ourdir : réunir les fils de chaîne en nappe et les tendre, avant le tissage.
Sources :
• Ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie – Textiles Techniques : le futur se tisse en France. Sur www.entreprises.gouv.fr : http://bit.ly/Mines512-6
• Vision Mag : http://bit.ly/Mines512-7
• www.edana.org
THIERRY LE BLAN (E81), fondateur, ODiapason thierry.leblan@mines-saint-etienne.org
Thierry a fait toute sa carrière dans l’industrie textile, en production lainière, linière, non-tissés, puis au sein d’organismes de recherche et innovation liés aux textiles techniques. Il a lancé ODiapason pour accompagner les entreprises dans la conception et l’industrialisation de leurs innovations.

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