Les cadres sont-ils tous des « talents » ? Pas à leurs propres yeux, comme le démontre une étude1 publiée lundi 13 novembre par la chaire compétences, employabilité et décisions RH de l’EM Normandie. Son professeur titulaire, Jean Pralong, explique pourquoi et comment les entreprises devraient faire évoluer les discours et les pratiques RH utilisant ce terme.
Pourquoi cette étude sur la perception du terme « talent » ?
Jean Pralong : Nous sortons d'une séquence recrutement un peu folle, dans laquelle tout le monde a couru derrière les candidats. Les postes étant désormais à peu près pourvus, une nouvelle priorité apparaît : s'occuper de ces nouvelles recrues. Nous quittons une séquence recrutement pour entrer dans une séquence développement, formation, accompagnement, carrière : « gestion des talents » dans la rhétorique RH. Or ce terme a une histoire et un sens particuliers. C’est le cabinet McKinsey qui a été le grand promoteur du concept de talent en gestion des ressources humaines. Dans les années 1990, il a posé sur la table de façon assez provocatrice l’idée que les dirigeants devaient apprendre à sélectionner leurs collaborateurs pour ne garder que ceux qui avaient du « talent ». Le discours était schématiquement le suivant : une bonne stratégie, ce sont des choix d’investissement clairs et forts. Et vous avez dans vos équipes des gens qui sont indispensables, irremplaçables, créateurs de valeur, qui font l'avantage concurrentiel de l’entreprise. Il faut investir dans leur fidélisation et leur développement. Et puis il y a les autres, plus ordinaires, plus facilement remplaçables ; pour ceux-là, il faut investir le moins possible. Le talent, ce n'est donc pas tout le monde.
Le terme n’est-il pas ambigu ?
JP. : Il est ambigu parce qu'il n’est défini nulle part. McKinsey dira que le talent est le vecteur indispensable de la stratégie. C’est à la stratégie spécifique de chaque entreprise de dire où devraient être ses « talents », par exemple les gens du marketing dans le conseil ou les ingénieurs dans l’industrie automobile. Au-delà de cette idée finalement très générale, le « talent » s’apparente à la capacité à transformer l'entreprise, à innover, à porter des sujets nouveaux, avec tout le paradoxe du potentiel : c'est ce qu'on pourrait faire, mais qu'on n'a pas encore fait.
Comment a été reçue cette approche en France ?
JP. : À l’époque, elle a d’abord trouvé un écho favorable, puisqu’ont été lancés des programmes de sélection pour identifier ces « talents » et des universités d’entreprises pour les développer de façon distincte de la formation qui était, elle, destinée au commun des mortels. Cette rhétorique de « gestion des talents » s’est peu à peu étendue à davantage de collaborateurs, car elle est valorisante : être un talent, c’est être un peu un artiste, un personnage à part. Aux yeux des équipes RH, elle concerne aujourd’hui l’ensemble des collaborateurs. Dans l’esprit d’un RH de 2023, « talent » se confond peu ou prou avec « collaborateur ».
Se sentent-t-ils pour autant tous concernés ?
JP. : Cela pose problème, car tous les cadres ne se reconnaissent pas dans ce terme de « talent ». Dans notre étude, nous avons inventé de faux profils et nous les avons soumis à des cadres en leur demandant s’ils décrivaient, ou pas, un « talent ». Le but de l’exercice était d’identifier les critères qui sont associés à ce terme. Nous avons constaté que les cadres ne vont retenir comme des talents qu'une petite poignée d'individus qui sont, pour simplifier, jeunes, très diplômés et, paradoxalement, pas (encore) très performants. Autre trait majeur : ce sont essentiellement des gens qui viennent de l’extérieur de l’entreprise. Cela dessine le portrait du titulaire d’un très beau diplôme, jeune, qui n’a pas prouvé grand-chose et qui a donc encore une réputation immaculée. Réciproquement, un salarié qui performe au-dessus de la moyenne, mais qui n’a qu’un BTS n’est jamais reconnu comme un « talent ». J’y vois évidemment l’élitisme français qui place en haut de la pyramide les diplômes des grandes écoles et tous les autres en dessous.
Qui sont donc les « talents » ?
JP. : L’image collective et consensuelle, parmi les cadres, associe le talent à une poignée d'individus jeunes et très diplômés. Or la plupart des cadres ne sont ni jeunes, ni très diplômés. Ils s’auto-excluent donc du « carré VIP » des talents. La conséquence de l’usage récurrent du terme, dans les offres d’emploi, les opportunités de mobilité interne, etc., c’est de ne pas concerner ceux qui ne se reconnaissent pas dans ce profil. Une part des personnes visées, sans doute importante, va donc s’auto-exclure de ces processus et ne pas en bénéficier. Ce phénomène touche sans doute aussi des cadres très diplômés, mais qui ne sont plus très jeunes, et qui se sentent déclassés par cette approche qui, pourtant, se veut généreuse et valorisante.
Que doivent faire les équipes RH ?
JP. : Je ne pense pas évidemment que les RH soient désireux de produire cette forme d’auto-sélection ou d’auto-exclusion. D’autant plus qu’ils sont sortis de cette approche des années 1990 pour adopter une démarche d’intégration et d’inclusion. À leurs yeux, le terme « talent » est cohérent avec cette démarche, mais en réalité il ne convient pas du tout, du fait de sa perception. La persistance de ce terme tient à un phénomène de mode, au fait aussi que ceux qui l’utilisent le trouvent valorisant pour ceux à qui ils s’adressent, mais il n'est pas assez questionné. Cette approche est un obstacle à l’engagement de beaucoup de collaborateurs. Le terme talent doit être remplacé par un autre qui soit plus pragmatique, beaucoup plus concret et qui permette à chacun d'apprécier son degré d’implication possible. Le terme de « compétence » me paraît plus adapté, car une compétence peut être décrite, évaluée et testée avec précision, ce qui n’est pas le cas du talent.
Propos de Jean Pralong, EM Normandie recueillis par Gilmar Sequeira Martins, Emploi & mobilité
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