Auteur : Léa LEVY (P 2010 ICiv)
Après l’Arkansas, Israël puis le Maroc, Léa Lévy se frotte à l’Islande… et “tombe” dedans. Vous diriez “à quoi bon apprendre une langue parlée par 300 000 personnes ?” laissez Léa vous convaincre ! Récit.
L’année de césure aux Mines m’a permis de vivre deux modes d’expatriation radicalement différents : le mode “Erasmus” et le mode “local”. Dans les deux cas, il a fallu se battre avec un système fiscal inconnu et développer des repères au supermarché. En dehors de cela, ces deux expériences n’ont pas eu grand-chose à voir. Ma première expérience d’expatriation se passe en Arkansas en 2012.
Premier stage de césure, première fois que je pars habiter hors de Paris plus de trois semaines d’affilée. Mon anglais est à pleurer. Le lendemain de mon arrivée, je marche pendant 2 heures le long d’une autoroute pour m’acheter un sandwich au Subway, et comme je ne comprends rien à ce que me dit la serveuse, je me retrouve avec un mélange de sauces immonde dans lequel trempe un bout de pain. Pour finir, ce sera une de mes seules expériences individuelles de contact avec la culture locale aux États-Unis. J’ai passé le restant de mes six mois de stage chez Dassault Falcon Jet avec un cercle de Français. On ne va pas se mentir : je me suis bien amusée. Ça, c’est le mode Erasmus.
L’APPEL DE L’EXOTISME
Mes autres stages de césure, en Israël puis au Maroc, ont eu une saveur complètement différente. Je n’ai cessé d’être exposée à la culture locale, d’être une des rares étrangères dans les groupes de locaux, de vivre des expériences uniques (on est loin de la visite de Las Vegas avec un groupe d’expatriés). J’ai construit des amitiés qui durent depuis des années et j’ai surtout beaucoup appris sur moi-même et sur l’humanité. Le premier mode m’a amusée, le deuxième m’a rendue addict.
Lors de ma 3A aux Mines, j’étais obnubilée par l’idée de revivre cette expérience d’intégration locale et de découverte de soi au travers d’une nouvelle culture. Janvier 2015 : mon intérêt pour l’environnement, la nature, les randonnées et la géothermie a guidé mes pas vers l’Islande. Je pensais me refaire une expérience de type “césure”, petit stage de quatre mois, apprentissage express des bases de la langue et intégration rapide avec les locaux. J’ai été rapidement fascinée par l’exotisme du pays et par le fait que tout le monde est biologiquement lié à tout le monde à un degré qui ne dépasse jamais 6. Il en découle une certaine intimité dans la population, y compris à Reykjavík. Ceux qui vivent en Islande savent qu’il est tout à fait commun de croiser des célébrités internationales au quotidien et que le code de conduite veut qu’on les laisse tranquilles (et qu’on les appelle par leurs prénoms quand on parle d’eux). J’ai donc dû faire semblant de rester impassible malgré ma trépidation intérieure, lorsque je me suis retrouvée assise face à Björk à la piscine chauffée de Vesturbær, en commandant mon verre de vin à côté de Jónsi au bar Húrra ou en buvant mon smoothie chez Joe&The Juice dos à dos avec Eiður Smári à l’aéroport de Keflavík1. Malgré tout, cela m’a donné un sentiment de proximité avec les locaux. Mais en pratique, à la fin du stage, mes seules expériences “locales” se résumaient à avoir été secourue par un Islandais lors d’une rando enneigée un peu trop au-dessus de mon niveau et à me faire crier dans l’oreille par un Islandais bourré dans le bar branché de Reykjavík, Kaffibarinn. Et le comble : je n’étais toujours pas capable de prononcer le nom de ma rue, Bræðraborgarstígur2.
Cabane de Sigurðarskali, dans le massif de Kverkfjöll - iStockphoto
VULNÉRABILITÉ ET HUMILITÉ
Bref, mon retour en France avait un goût d’inachevé et j’ai tout fait pour repartir, avec cette fois-ci un projet de thèse de trois ans et la ferme intention de m’intégrer. J’avais la conviction que mon intégration en Islande dépendrait de ma capacité à parler l’islandais. Pas tant pour communiquer avec les locaux, mais plutôt parce que cela m’excluait de fait de situations de groupes, où les Islandais parlaient… islandais. Apprendre à parler l’islandais m’a forcée à développer deux qualités : la vulnérabilité et l’humilité. Des qualités que l’on n’apprend pas forcément aux Mines, où l’objectif principal est plutôt d’apprendre à tout maîtriser rapidement (à cet égard, le stage ouvrier est une très belle occasion de se frotter à la vulnérabilité). La confiance en notre capacité à apprendre rapidement, que l’on acquiert aux Mines, est un atout réel. Mais je crois que même un Mineur n’apprend pas une nouvelle langue sans y laisser des plumes.
Et j’en ai laissé beaucoup en Islande : l’air benêt à essayer de faire une phrase qui n’accouche pas, les contresens sur ce que disent les collègues, l’échec à mon examen théorique de secourisme après avoir vécu presque deux ans en Islande… Pendant ce temps-là, ma thèse avançait au ralenti et je ne me suis pas fait d’amis3. Forcément : j’avais l’air débile devant les Islandais et je n’avais pas le temps pour les autres. Est-ce que ça valait le coup ? Mille fois oui.
En juillet 2017, je suis partie avec mon ami Jóhan faire un trek de 4 jours organisé par Ferðafélags Íslands4 autour de Kverkfjöll5, où des manifestations hydrothermales sortent au milieu d’un glacier6. Bref, dans notre groupe de randonneurs équipés en Citamani et 66°North plutôt que Quechua7, il y avait Brýndis, une quarantenaire islandaise avec un problème d’élocution de type bégaiement. Brýndis ne parlait pas trop au reste du groupe, mais elle me parlait à moi. À la fin du séjour, mon ami Jóhan me dit intrigué : “c’est marrant Brýndis avait l’air de particulièrement apprécier ta compagnie”. Et à ce moment-là il m’est apparu évident que si Brýndis et moi nous sentions à l’aise ensemble, c’était justement parce que nous partagions cette vulnérabilité du langage, cette lenteur à nous exprimer. Nous ne craignions pas nos jugements mutuels. À partir de là, j’ai cherché à accueillir cette vulnérabilité plutôt qu’à l’éviter. Cela a porté ses fruits. Le même été, ma collègue Valdís m’a invitée à faire un trek de sept jours avec son groupe d’amis. J’ai alors décidé de me lancer un défi psychologique et de ne pas parler anglais du séjour. À ce stade, je n’avais plus aucun souci pour prononcer les noms des lieux par lesquels on passait : Egilssel8, Múlaskáli9, Illikambur10 et je comprenais de quoi le groupe parlait. Mais je m’exprimais toujours de manière enfantine, donc ce fut compliqué de connecter sur un plan personnel avec les cinq membres du groupe que je ne connaissais pas.
En contrepartie, j’étais intégrée dans la dynamique du groupe et mon apprentissage de l’islandais a fait un bond remarquable. La réserve de Lónsöræfi11, dans l’est du Vatnajökulsþjóðgarður12, est un endroit magique où nous n’avons croisé pratiquement personne pendant sept jours, à part dans deux refuges. Le 3e jour nous avons vu arriver à 23h un groupe de chasseurs de rennes qui s’étaient perdus dans le brouillard. Le 6e jour, nous avons partagé notre refuge avec un groupe de randonneurs. Ce soir-là, un des touristes s’est plaint, en français, de la quantité de cholestérol dans les repas prévus par la guide islandaise (composé de chorizo et autres saucisses car “il faut beaucoup de protéines et de graisses pour tenir”). Comme je parlais islandais avec mon groupe en jouant au Olsen-Olsen, il n’a pas saisi que je comprenais et ça m’a bien amusée. Il faut dire qu’à cette époque, je commençais à peine à apprendre les codes de randonnée à l’islandaise : on oublie le concombre et le brocoli et on se concentre sur des aliments secs, riches, denses et qui peuvent se cuire à l’eau si besoin. De fait, saucisson et poisson séché (avec du beurre dans l’idéal) sont la base de l’alimentation-randonnée. Ne pas manger de morue séchée est un réel handicap, à vrai dire.
La réserve de Lónsöræfi dans l’est du Vatnajökulsþjóðgarður - iStockphoto
SO LONG, DEAR ISLAND
Mon intégration en Islande s’est considérablement renforcée après ces expériences, de pair avec ma maîtrise de la langue. L’apogée de cette aventure a été la rédaction de ma thèse en 2018 dans une ferme au fond d’un fjord dans la campagne d’Akureryi. Exploration des vallées interminables autour de la ferme jusqu’à pas d’heure l’été, bonnes grosses tempêtes de neige et snowboard sur les pistes éclairées l’hiver. Tout ça avec trois amis islandais, tous formidables à leur manière (qu’il me faudrait plus que trois pages pour les décrire). Cette expérience unique, qui s’est terminée par ma soutenance de thèse en février 2019, me met des papillons dans le ventre quand j’y repense. Une fois ma thèse achevée, il était clair que ma relation passionnelle avec l’Islande ne pouvait pas évoluer dans l’immédiat. Je me suis donc jetée dans les bras d’un nouvel amant qui, non seulement avait un air vaguement familier mais en plus était un très bon parti sur le papier (salaire élevé, travail intéressant, bel ajout sur le CV, tout ça) : le Danemark. En août 2019, je suis arrivée au Danemark le coeur léger, toute contente de pouvoir tester ma stratégie d’intégration sur un nouveau terrain de jeu et réjouie par la perspective de rabattre le caquet de ceux qui disent qu’il est impossible de s’intégrer en Scandinavie. Surtout que bon, apprendre le Danois après l’Islandais, ça allait être du gâteau. À votre avis, ça finit comment ? Suite au prochain épisode !
1- Si si vérifiez bien je suis presque sûre que vous les connaissez !
2- Prononcer : Br – aïe – th/z – ra – borgar – stigur sachant que tous les “r” sont à prononcer comme le “r” roulé en espagnol et que le “th/z” est à prononcer comme dans “the apple” en anglais.
3- Là j’exagère un peu. J’ai justement rencontré durant cette période, grâce aux cours d’Islandais, deux amies dont je suis encore très proche aujourd’hui.
4- Équivalent du Club Alpin Français.
5- Prononcer : Kverk – fy – eu – t – l, sans oublier le “r” roulé à l’espagnol.
6- L’endroit le plus fascinant d’Islande de mon point de vue, il m’aura fallu deux ans avant de trouver l’occasion d’y aller.
7- Les marques islandaises sont 5 fois plus chères pour une qualité similaire, mais que voulez-vous, la classe n’a pas de prix.
8- Ey – il – sel.
9- Moula – s – ka – o – li.
10- I – tli – comme – bur.
11- Lone – seuil – r – aïe – fi.
12- Parc national qui représente un bon quart de la surface de l’Islande. Prononcer Vatna – yeu – kuls – th/s – yo – th/z - gar – th/z - ur. Ici le th/s se prononce comme le “th” dans “thing” en anglais, alors que le th/z se prononce comme le “th” dans “the apple”. En fait à l’origine, les lettres þ (th/s) et le ð (th/z) faisaient partie de l’alphabet anglo-saxon mais elles ont été remplacées toutes deux par “th”.
Par LÉA LÉVY (P10), professeure assistante, Faculty of Engineering at Lund University lea.levy@mines-paris.org
POUR MIEUX LA CONNAÎTRE
https://bit.ly/Mines514-Levy
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