RETOURS D’EXPÉRIENCE ET PERSPECTIVES

Auteur : Philippe SIMON (P 1972 ICiv)

“Ce n’est pas avec ceux qui ont créé les problèmes qu’il faut espérer les résoudre.”

Cette sage pensée d’Albert Einstein pourrait s’appliquer au premier degré au diagnostic souvent sévère porté par nombre de citoyens doués d’un minimum d’esprit analytique et de sens critique sur la performance des pouvoirs publics en France, à tous niveaux, dans la gestion de la crise induite par la pandémie de Covid-19. La crise sanitaire, bien réelle et pour l’instant rétive à toute prévision fiable, a déjà entraîné une crise économique dont nous ne voyons encore que les prémices, et semble devoir entraîner mécaniquement une crise sociale majeure : les mesures restrictives déjà prises et sans doute à prendre par le gouvernement réduisent en effet un certain nombre de libertés fondamentales du citoyen à un niveau inconnu depuis le second conflit mon- dial. Si le civisme du corps social dans son ensemble garantit pour le moment l’acceptation de ces contraintes, il n’est pas certain qu’au terme de quelques mois la majorité de nos concitoyens souscrive encore à ce tradeoff, “moins de libertés pour plus de sécurité”. Ils pourraient en effet se réapproprier ce juge- ment de Benjamin Franklin : “Those who would give up essential liberty to purchase a little temporary safety, deserve neither liberty nor safety”, c’est-à-dire : “Ceux qui seraient prêts à sacrifier leurs libertés essentielles en échange d’un peu de sécurité temporaire ne méritent en fait ni la liberté ni la sécurité”.

QUELQUES HYPOTHÈSES

Bien que la notion de “monde d’après” large- ment diffusée dans les grands médias semble de plus en plus floue à mesure que perdure la crise, quelques hypothèses paraissent déjà hautement probables :

1. L’arbitrage systématique en faveur des objectifs sanitaires et au détriment des impacts économiques et sociaux ne pourra indéfiniment se
2. Certains des problèmes structurels de stratégie (ou d’absence de stratégie) industrielle ayant contribué à l’aggravation des conséquences de la pandémie dans notre pays devront être traités en profondeur, au-delà des vœux pieux de “relocalisation” dont il sera aisé de constater les limites matérielles et financières.
3. Conformément à l’analyse d’Einstein, de nouveaux acteurs et de nouvelles compétences dans l’économie et l’industrie, comme dans la vie de la cité, seront nécessaires pour sur- monter ces défis, la confiance des acteurs de terrain dans les décideurs antérieurs étant irrémédiablement (et sans doute légitime- ment) détruite.

Les témoignages “bruts” présentés dans le numéro 509 ont illustré la réactivité, la résilience et la créativité de nombre d’acteurs engagés sur le terrain dans la lutte contre la crise du Covid. Ces acteurs ont souvent inventé, ou redécouvert, des modes opératoires et des paradigmes stratégiques qui leur ont permis de réussir face à des contraintes que l’on pouvait croire dirimantes.

QUE VA-T-IL EN RESTER ?

Il est donc légitime de s’interroger sur la nature et la pérennité de ces “recettes de succès” : sont-elles purement circonstancielles ou robustes aux changements de référentiel ? Se limitent-elles à des tactiques ou peuvent-elles donner naissance à des concepts stratégiques durables ? Sont-elles porteuses en elles- mêmes, ou simplement catalyseur éventuel, de changements comportementaux au travail, voire dans la société civile ? Ces réflexions vous sont proposées dans le présent numéro : nous avons donné la parole à des dirigeants d’entre- prises, des consultants experts en stratégie, des chercheurs en sciences de gestion comme en science politique. Tous tentent de formaliser quelques leçons pour l’avenir et d’identifier, à partir des “bonnes pratiques observées”, des pistes de renouveau dans nos modes de pensée comme de travail. Ces pistes concernent en particulier :

• L’impact de la transition numérique dans l’industrie des équipements médicaux, tant au niveau de la fabrication que de la gestion de la chaîne de
• L’utilisation intelligente des outils de l’Indus- trie 0 (qui sera le thème de notre numéro 511 !) pour maintenir l’activité des usines face à la désorganisation de leurs approvisionnements.

• La contribution des DSI et de leurs équipes à la performance du télétravail.
• La mutation accélérée des compétences managériales quotidiennes nécessaires pour surmonter la crise sanitaire, voire la résurgence de ressources personnelles latentes qu’il ne tient qu’à nous de
• Le rôle critique de la politique de communication des dirigeants sur les risques et les mesures correctrices engagées ou à prévoir.
• Le dilemme fondamental de l’arbitrage entre le risque sanitaire et le risque économique : faut-il risquer de précipiter 1 million de citoyens dans la précarité pour sauver 10 000 vies ? Si oui, quelle est la valeur économique de la vie humaine ?
• La nécessité d’une réappropriation par le citoyen de base de son libre arbitre face à toute nouvelle catastrophe exogène (naturelle, économique, politique, sanitaire).

Vous le constatez, ces thèmes partent de la “boîte à outils numériques” pour aboutir à la philosophie politique en passant par les méthodes managériales et les relations humaines au sens large. Ils ont en commun de toucher, très rapidement, aux ressources connues ou cachées qui résident en chacun de nous et que des millénaires d’évolution physique et intellectuelle ont affinées pour que nous puissions les mobiliser face au danger, à l’incertitude, à la peur même. Les réflexions de nos contributeurs sont loin d’être figées car le recul nécessaire à des analyses robustes ne nous viendra que dans un an, voire deux.

Dans l’intervalle, vos propres réactions, pensées et suggestions, amis lecteurs, seront précieuses pour toute la communauté des ingénieurs des Mines : nous serons donc particulièrement à votre écoute pour engager au cours des prochains mois un tel dialogue, les enjeux que nous affrontons le méritent bien !