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MINES PARTENARIATS : LES ENTREPRISES LIBÉRÉES, FUTUR DES ORGANISATIONS OU IMPASSE?

Revue des Ingénieurs

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19/11/2020

Auteur : Anne-Sophie DUBEY (P 2022 Docteur)

Une table ronde organisée par MINES ParisTech, la Chaire Futurs de l’industrie et du travail, l’École de Paris du management, La Fabrique de l’industrie et Acadi – avec le soutien d’Intermines – a permis d’évoquer le fonctionnement des entreprises libérées : panacée pour les uns, source d’agacement pour les autres...


En introduction à cette soirée, Thierry Weil a rappelé qu’“à l’époque de Frederick Taylor, l’enjeu était de per­mettre à des travailleurs fraîchement immigrés à Detroit et ne disposant d’aucune culture industrielle de travailler de façon suffisamment efficace pour gagner de quoi nourrir leur famille pratiquement du jour au lendemain. Aujourd’hui, la population active est beaucoup plus qua­lifiée et aspire à se réaliser dans son travail. Malheureu­sement, un grand nombre d’entreprises continuent à accorder trop peu d’autonomie à leurs salariés. C’est particulièrement vrai en France, et cela a même tendance à s’aggraver.”

Depuis quelques années, Isaac Getz a popularisé la notion d’entreprise libérée, définie comme une organisa­tion dont le patron a décidé de renoncer aux symboles du pouvoir, de faire confiance à ses salariés, de les écou­ter et de partager avec eux la vision stratégique tout en les laissant prendre toute initiative pertinente pour atteindre les objectifs.

PLUSIEURS FAÇONS DE LIBÉRER L’ENTREPRISE

Laurent Karsenty a identifié trois voies adoptées par les entreprises souhaitant développer l’autonomie des sala­riés : “La première consiste à transformer l’entreprise très progressivement, en accordant de l’autonomie d’abord sur l’exécution de certaines tâches. C’est celle qui a été suivie, par exemple, chez Michelin. La deuxième consiste à redéfinir en une seule fois et collectivement l’ensemble de l’organisation. Elle est souvent adoptée par des PME dont le patron aspire à une forme de management plus participatif. Dans le troisième modèle, au lieu de tout réinventer à partir de zéro, l’entreprise s’inspire d’un modèle déjà existant, comme celui de l’holacratie1.” Une quatrième voie est possible, celle des SCOP (sociétés coopératives et participatives) qui pratiquent de façon structurelle et depuis longtemps une organisation du travail très horizontale. Le conseil d’administration est élu par l’ensemble des coopérateurs, les équipes parti­cipent au recrutement de leurs futurs collègues, une part importante des résultats est affectée aux salariés, etc.

À son arrivée à la tête de la Caisse primaire d’assurance maladie des Yvelines, qui faisait l’objet d’une réduction drastique des effectifs, Patrick Negaret a abordé la ques­tion sous l’angle du bien-être des salariés : “J’ai expliqué aux salariés que faire mieux avec moins de personnes ne serait possible qu’à condition de libérer leur potentiel et leur énergie, ce qui passait, à mes yeux, par le fait d’augmenter leur bien-être au travail et dans leur travail lui-même.” L’autonomie des salariés s’exprime à travers la mise en œuvre du Lean management ou encore d’une plateforme d’innovation participative.

Jean-Yves Bonnefond, enseignant-chercheur au CNAM, a participé depuis 2014 à une expérimentation sociale à l’usine Renault-Flins, consistant à mettre en place un dis­positif de délibération collective sur le “travail bien fait”, là aussi dans un double but d’efficacité et de santé au travail. “Chaque équipe, explique-t-il, élit un opérateur référent dont le rôle est de structurer le dialogue entre pairs, d’échanger avec les autres équipes effectuant les mêmes tâches, de s’adresser aux instances dédiées à la transformation du travail, et enfin de siéger dans une commission qui réunit la direction, les opérateurs référents et les organisations syndicales et s’efforce, à travers une ‘coopération conflictuelle’, de lever les obstacles à l’efficacité du travail.” Le droit pour les opérateurs d’interpeller la hiérarchie afin qu’elle se penche sur tel ou tel problème est une des clés du dispositif.

LA RÉSISTANCE AU CHANGEMENT

Souvent, malheureusement, les managers résistent au partage du pouvoir, non seulement les chefs d’équipe mais aussi les dirigeants : “Ces nouvelles méthodes de travail requièrent une certaine humilité”, note Patrick Negaret. Pour le chercheur Patrick Gilbert, “le change- ment ne relève pas uniquement du comportement individuel. Quand une entreprise dépend d’un fonds d’investissement spéculatif qui raisonne à trois mois, il ne lui est pas facile d’engager un processus de transformation qui prendra forcément du temps.”

Parfois, ce sont les salariés eux-mêmes qui ont du mal à adhérer aux principes d’autonomie et de responsabilité, ce qui est impératif pour le succès de la démarche. D’où la règle rappelée par Béatrice Barras, membre de la SCOP Ardelaine : “Au bout de deux ans dans l’entreprise et après un parcours d’intégration incluant diverses formations, notamment au fonctionnement des coopératives, chaque salarié doit devenir coopérateur ou quitter l’entreprise”.

NE PAS ALLER TROP VITE

Un autre écueil à la libération des entreprises est la volonté d’aller trop vite. Comme le souligne Patrick Negaret : “qui dit transformation managériale dit changement culturel, ce qui ne saurait s’opérer brutalement. Si la transformation n’est pas progressive, ce ne sera qu’un leurre et elle ne survivra probablement pas au départ du leader charismatique.”

C’est ce qu’a bien compris Aliette Mousnier-Lompré, qui a dirigé pendant trois ans un département d’Orange gérant la construction des réseaux à l’international, où elle a testé les principes de l’holacratie : “Quand on entreprend ce genre de transformation, on s’attaque à cent ans de taylorisme. Il faut donc avancer par expérimentations successives et consacrer beaucoup de temps et d’énergie à expliquer pourquoi on mène cette démarche et à lui donner du sens.” Autre écueil important, selon elle : “Il faut être très clair sur les marges d’action et sur les points qui ne seront pas négociables. Si vous laissez croire que tout va être possible, puis que vous revenez en arrière, vous perdez toute crédibilité.” Enfin, il faut se montrer soi-même exemplaire : “Combien de réunions où je me suis accrochée à la table pour ne pas prendre la parole, sur des sujets pour lesquels j’étais convaincue de savoir quelle était la meilleure décision à prendre !”

De son côté, Matthieu Battistelli a observé en tant que doctorant l’évolution des pratiques managériales chez Mobil Wood, une PME de 70 salariés spécialisée dans l’agencement d’espaces commerciaux en bois. Après avoir supprimé la fonction de manager en 2016, elle a dû, devant la difficulté à prendre des décisions de façon collective, réintroduire des managers “en formalisant par écrit ce qui était attendu d’eux, à savoir prendre les décisions en dernier ressort… mais aussi faire progresser les équipes en autonomie”. En effet, si l’on en croit Aliette Mousnier-Lompré, l’autonomie reste quand même, in fine, ce qui permet de “faire grandir toute l’organisation”.

 

1 Holacratie : mode d’organisation consistant à éclater la fonction du manager afin que les décisions soient prises par les équipes elles-mêmes.

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