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La désindustrialisation était-elle inéluctable?

News des Mines

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28/02/2024

Nous sommes en 1989. Je travaillais à France-télécom dans un service de 60 personnes qui pilotait et payait les études et développements d'équipements de réseaux; j'étais modeste dans la pyramide hiérarchique, au niveau N-4 du PDG. Plus précisément j'étais chargé de l'aspect plutôt contractuel des contrats d'évolutions des 100 "commutateurs" qui faisaient la passerelle entre les centraux téléphoniques de 40 millions d'abonnés au téléphone câblé munis de minitel et les serveurs informatiques (annuaire électronique, 3615 la Redoute, SNCF, Ouest-France etc... ou sites pornos) sur le réseau "Transpac", norme X-25, donc avant les réseaux à la norme Internet. L'aspect technique était assuré par des collègues du Centre d'Etudes. Nous étions tous basés à Issy-les-Moulineaux. Les services d'achats de série étaient situés à Montrouge. 

Fermez les yeux et imaginez la techno de l'époque, un commutateur occupait une grande salle climatisée contenant une vingtaine d'immenses armoires contenant des étagères contenant des cartes imprimées électroniques, en particulier beaucoup de cartes processeur intel 80n86 et beaucoup de cartes mémoire de 768 kilooctets. Une carte mémoire (30x30 cm) contenait des rangées de puces mémoire RAM pour un total de 768 kO (3 fois 256); et c'est là qu'il faut être attentifs car ces puces étaient à l'époque en packaging dual-in-line (DIL), c'est à dire avec deux lignes parallèles de broches. Ces engins coûtaient cher en études, achats, installation et maintenance. Les nombreuses cartes mémoire pesaient lourd dans la fabrication donc dans le coût.

L'équipementier qui fournissait le matériel et le logiciel de ces passerelles était Alcatel qui avait de nombreuses usines. Les contrats d'études étaient "à obligation de résultat" et pas "à obligation de moyens"; les clauses concernant les moyens mis en oeuvre exigeaient juste le respect des lois et du Code du Travail par le titulaire et ses sous-traitants. Alcatel était le fleuron de l'industrie française, elle employait une armada de directeurs, marketteurs, ingénieurs, techniciens. 

L'usine ex-Thomson-CSF, qui fabriquait ces cartes processeurs et mémoires était plutôt petite, située à Boulogne-Billancourt, quai Alphonse le Gallo, vous pouvez aller voir, il reste encore le beau bâtiment de bureaux. Ceci était la situation initiale avant mon intervention.

 

Comme je m'intéressais aux avancées de l'informatique et de l'électronique et que je bavardais beaucoup avec mes collègues techniques, je m'étais aperçu que, par exemple, les cartes mémoires d'un "Apple" contenaient 2 Méga-octets à surface égale, les puces mémoires plus denses étant single-in-line (SIL), ça se voyait sur les photos des magazines spécialisés. Alors un jour j'évaluai "au pifomètre" que si on passait de 768 kO à 2 MO, je fais une règle de trois, on pourrait économiser environ 60% sur l'achat de ces cartes, ou soyons modestes 50%. Je n'étais pas un cost-killer, mais tout de même il faut voir l'intérêt de France-télécom; avec l'accord de mes collègues techniciens mais sans penser à informer mes N+1 et N+2, j'écris une petite lettre d'une demi-page à mon interlocuteur-business d'Alcatel en lui demandant un devis et une description technique du développement et d'achat de séries de futures cartes à 2 Mégas. Ils me répondent rapidement un gros dossier, tels prix, tels délais, telle techno. Je fais circuler la proposition auprès de tous les services concernés, je monte un projet de contrat de développement. Mon N+2 donne son feu vert et hop, l'opération est lancée, les cartes sont fabriquées, quelques mois plus tard les commutateurs sont upgradés. L'opération a fait économiser quelques centaines de millions aux télécoms, jétais bien content. 

L'histoire s'arrête-t-elle là. Non, cinq années plus tard un commercial de l'équipementier me dit au détour d'une machine à café qu'à cause de moi l'usine de Boulogne-Billancourt avait fermé et que les gens s'étaient retrouvés au chômage. Grand moment de solitude. Comment donc? Parce qu'à Boulogne ils avaient seulement des machines à insérer et souder les composants DIL; et que les hauts directeurs avaient décidé de ne pas faire migrer la petite usine de Boulogne vers l'insertion-soudage SIL et de transférer la fabrication des cartes mémoire 2 mégas dans une grande usine. Je n'ai même pas pensé à demander laquelle, il est possible qu'elle ait été hors de France voire hors d'Europe.

 

Avec le recul du temps, peut-on vraiment me qualifier de désindustrialiseur? 

D'un côté il est certain, quelle que soit la localisation des usines, que ma modification a fait baisser l'effectif ouvrier affecté à la fabrication de ces cartes puisque, à fonctionnalités égales, des objets plus compacts fabriqués par une chaîne plus moderne emploieront moins de main-d'oeuvre. Et il est certain qu'un industriel ne peut pas rester scotché sur une vieille techno. 

J'ai fait progresser le savoir-faire du fabricant puisque j'ai initialisé (sans m'en douter) son basculement du DIL vers le SIL. Sans m'en douter et sans avoir à m'en préoccuper parce que je demandais une obligation de résutat (2MO au lieu de 768kO) sans spécifier les moyens (DIL ou SIL, telle ou telle usine). 

En revanche peut-être ai-je agi trop brusquement, je n'ai pas lancé de concertation, je n'ai pas songé à choisir le moment opportun ni l'équipement opportun à faire basculer. A l'époque on ne parlait pas de désindustrialisation, ni de délocalisation ni de mondialisation; on ne récitait pas encore le thème de la destruction créatrice de Schumpeter ; le discours dominant tournait autour de "l'inéluctabilité de s'adapter à un monde qui change". A mon avis le vocable d'"inéluctabilité" était un moyen magique pour disqualifier par anticipation tout débat contradictoire.

 

L'usine Renault de Boulogne-Billancourt a été fermée à peu près aux mêmes dates. Pour Alcatel la suite est de notoriété publique; en 1993 éclate le scandale des surfacturations et de la comptabilité parallèle; en 1995, le PDG d'Alcatel Serge Tchuruk a décidé que la boîte deviendrait inéluctablement "plantless" (sans usine). Et en 2006 Alcatel fusionne avec Lucent (une partie de l'ex-ATT américaine et des glorieux Bell Labs), en fermant un certain nombre d'usines. Puis en 2016 Alcatel-Lucent est rachetée par la finlandaise Nokia. Les principales usines sont en Finlande, Brésil, Chine, Inde.

 

De 1989 à 2016, un intervalle de seulement 27 ans, c'est peu de chose au regard de l'Histoire industrielle, mais en 27 ans l'écosystème industriel, façonné avec l'argent des contribuables et des abonnés au téléphone a été bradé. En conclusion j'ai plutôt l'impression d'avoir été un fétu de paille balloté par un tsunami d'inéluctabilité. Maintenant comment pourrait-on ré-industrialiser des infrastructures de téléphonie 5G, puis 6G. En devenant sous-traitants de Nokia, Cisco, Huawei?

 

Michel Bailly (N66)

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