Auteur : Bertrand COCHI (P 1967 ICiv)
JACQUES ASCHENBROICH (P75/CM78)
PRÉSIDENT-DIRECTEUR GÉNÉRAL DE VALEO
PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ADMINISTRATION DE MINES PARISTECH
En grand capitaine d’industrie, il a su faire prendre les bons virages à l’équipementier automobile français Valeo et l’amener en position de leader mondial sur le futur du transport : l’électrique et l’aide à la conduite. Malgré la crise, Valeo veut-il toujours dire “je vais bien” en latin ? Rencontre.
Quels enseignements as-tu tirés de ton passage dans l’administration et les cabinets ministériels ?
Mon entrée au Corps des Mines a été un choix provisoire, car j’ai toujours eu l’intention de faire carrière dans l’industrie, domaine que j’ai découvert à l’École. Mon passage en Lorraine – à la DRIRE, à l’ANVAR–, à la DATAR puis au cabinet du Premier ministre Jacques Chirac, m’ont permis de découvrir l’interaction entre les mondes politique, économique et social. J’ai en particulier côtoyé le monde politique, si particulier, idéologique et pas toujours rationnel… c’est une découverte qui marque !
À 27 ans, on a en effet rarement l’occasion de voir de si près comment cela fonctionne et on apprend beaucoup. C’est un bon souvenir autant qu’une frustration, car on a peu d’influence et on ne fait que survoler les dossiers, de la tentative de privatisation de Renault à la restructuration de la sidérurgie en Lorraine. Si la vue des dossiers est à 360°, la profondeur de champ n’est que de quelques millimètres.
Pourquoi ton choix s’est-il d’abord porté sur Saint-Gobain ?
Saint-Gobain avait une dimension internationale et fortement technologique, et une personnalité à sa tête, Jean-Louis Beffa (CM63). Saint Gobain par son organisation donne assez jeune la responsabilité globale d’une entité, avec une implication sur le commerce, la finance, la production et la logistique. Saint-Gobain était un monde plus rationnel, dans lequel on choisit ses collaborateurs, on prend des responsabilités et on les assume. Quand on est fonctionnaire, on ne sait pas ce qu’est un client et on ne choisit pas ses collaborateurs !
Muté au Brésil, j’ai découvert à la fois un pays, une langue, un métier… et l’hyperinflation. Après la chute du mur de Berlin, j’ai géré le développement de Saint-Gobain dans les pays de l’Europe de l’Est : Pologne, Tchécoslovaquie. Puis, dans le cadre de la branche vitrage, je me suis occupé du développement dans le secteur automobile au Mexique, en Inde, en Chine, en Corée et au Japon. J’ai ensuite accédé aux fonctions de direction générale, pour la branche Vitrage et Matériaux haute performance puis pour la zone États-Unis et Canada. Pour se développer, Saint Gobain s’appuie d’abord sur des compétences centrales, puis sur des compétences locales pour la mise en place. Cela nécessite de comprendre la culture du pays dans lequel on s’implante : une expérience qui m’a été utile pour la suite, car dans le secteur automobile, on est mondial ou on n’existe pas !
Valeo, c’était une suite logique pour toi ?
Après 20 ans chez Saint-Gobain, on a envie d’être numéro 1 ! Avec mon goût pour la technologie et l’innovation, mon intérêt pour les pays dans lesquels nous sommes présents aujourd’hui, toute mon expérience m’a clairement préparé à être le patron de Valeo.
En 2009, l’Europe représentait 70 % du CA et la Chine seulement quelques pour cent. Aujourd’hui, l’Europe c’est 48 %, et l’Asie 32 % (dont 17 % en Chine). Il y a une rupture technologique dans le secteur automobile. Nous avons fait des choix audacieux : sortir du diesel dès 2010, investir dans l’électrique basse tension et haute tension, secteurs dans lesquels nous sommes numéro 1 mondial. Nous sommes également numéro 1 mondial dans les capteurs pour l’aide à la conduite et la voiture autonome, devant nos concurrents allemands, japonais et américains. Tout cela s’est construit en 10 ans à partir d’une petite base solide.
Aujourd’hui, l’Asie représente 30 % de notre CA, mais c’est 55 % du marché mondial. Nous avons donc encore des possibilités de croissance pour que notre présence géographique soit en ligne avec le marché mondial.
Depuis plus d’un an, le monde subit une terrible pandémie. Quelles actions as-tu entreprises pour gérer cette crise ?
La crise de 2020 s’est déroulée pour nous en trois périodes. D’abord, de mars à mai, tout s’est arrêté. 154 des 190 usines du groupe ont été mises à l’arrêt en même temps ! Nous n’avions bien sûr pas anticipé la pandémie, mais nous avions une cartographie des risques. Grâce à un retour d’expérience de la catastrophe du Fukushima et des inondations en Thaïlande, nous avions déjà des process et une méthode pour arrêter et redémarrer une usine. Arrêter 154 usines simultanément, ce n’est finalement qu’arrêter et redémarrer 154 fois une usine. On était prêts ! Nous avons mis 80 000 personnes au chômage partiel, renforcé nos moyens informatiques – notamment pour la R&D – et 30 000 personnes sont passées au télétravail presque du jour au lendemain. Le rebond de juin à septembre a été plus fort que prévu. Il n’a été possible que grâce à la robustesse de notre Supply Chain et à la formidable mobilisation des équipes. Chaque jour, nous fabriquons tout de même 8 millions de produits, avec 2 milliards de composants qui rentrent dans nos usines !
Le quatrième trimestre a été une phase de consolidation. La Chine a redémarré plus vite que le reste du monde et a une activité satisfaisante. Notre priorité a été, et reste, la protection du personnel. Un protocole sanitaire très strict a été mis en place et audité dans chacune de nos usines. Nous avons eu le soutien des syndicats et tout le monde a compris que c’était vital. La communication a également été un point important : avec 80 000 personnes au chômage partiel, le personnel se pose des questions sur la solidité de l’entreprise. Des messages simples et forts sur la solidité et la pérennité de l’entreprise ont été envoyés à l’ensemble du personnel.
Valeo a une trésorerie forte, nous n’avons pas eu recours aux prêts garantis par l’état ni au report des charges sociales ou fiscales mais augmenté nos lignes de crédit auprès de nos banques qui nous ont fait confiance. Nous nous focalisons sur le cash, nous avons arrêté nos investissements, et nous adaptons notre mode de fonctionnement aux contraintes. Pour 2021, nous faisons encore du pilotage à vue.
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Quelles ont été les principales transformations de Valeo ces dernières années ?
Il y a deux sujets majeurs pour l’automobile. D’abord, le transport représente 20 % des émissions de CO2, et la qualité de l’air en ville est un sujet de préoccupation. Ensuite, il y a plus d’un million de morts sur les routes tous les ans. C’est pourquoi nous sommes passés du diesel à l’électrique, car l’industrie automobile doit se transformer pour fournir des produits respectueux de l’environnement, il en va de sa pérennité. C’est aussi pourquoi nous avons fait le choix de l’assistance à la conduite.
Dans le domaine de la propulsion électrique, l’onduleur est le cerveau du moteur électrique ; dans le domaine de l’assistance à la conduite, c’est le software qui permet de gérer les fonctions. Nous avons aussi renforcé nos compétences en mécatronique. Oui, ces développements ont été difficiles. Oui, ils ont été plus chers que prévu. Mais grâce à ces investissements, Valeo est aujourd’hui mondialement reconnue pour ces compétences et nous sommes devenus un vrai leader mondial. Notre développement s’est terminé juste avant la crise, et nous comptons aujourd’hui plus de 10 000 ingénieurs software. Les usines créées en Inde et au Caire produisent des softwares robustes, que nous testons et validons par des millions de kilomètres de conduite, physique ou virtuelle.
La voiture autonome, c’est l’aboutissement de l’assistance à la conduite : ce sont deux marchés complémentaires. Des robots taxis fonctionnent déjà dans les villes américaines, et il y a là un tel enjeu économique, on économise deux ou trois chauffeurs, que cela arrivera sans doute assez rapidement en Europe.
Le Marché de l’électrification et de l’assistance à conduite représente plus de 90 % du CA de Valeo.
Les géants de la Tech Google en tête s’intéressent à la voiture autonome. Les craignez-vous ?
Tous les géants de la Tech s’intéressent en fait au sujet. Waymo chez Google, ou Cruise – une start-up rachetée par General Motors – sont en pointe sur le sujet. Ce ne sont pas des concurrents mais des clients et des partenaires de Valeo.
Tu présides depuis 10 ans le Conseil d’Administration (CA) de MINES ParisTech, et tu viens d’être reconduit pour 3 ans. Quelles ambitions as-tu pour l’École ?
Je dois tout à l’École des Mines. Être président du CA, c’est rendre à l’École ce qu’elle m’a apporté. Intégrer PSL a fait l’unanimité du CA : l’environnement multiculturel (ESPCI, ENS, Dauphine, Écoles d’architecture et d’art…) est très enrichissant pour les élèves. PSL a de plus permis à l’École d’être visible dans le classement de Shanghai, ce qu’elle n’aurait pu faire seule.
La “School of Engineering” de PSL reste à construire. L’École a choisi des domaines d’excellence : énergie, environnement, Bi Data et informatique. L’objectif n’est pas de former des spécialistes mais des ingénieurs ayant la capacité à comprendre les grands changements technologiques, le monde et ses évolutions ; la capacité d’apprendre à être rationnels dans des contextes complexes, tout en maîtrisant plusieurs langues. Les stages en entreprise sont un formidable atout de la formation.
Aujourd’hui, les concurrents de l’École sont les meilleures universités d’Inde, de Chine, de Corée ou du Japon ! Ces pays ont mis en place des processus de recrutement très sélectifs : la France doit également recruter les meilleurs. Les ingénieurs français sont très recherchés dans le monde entier, on en trouve d’ailleurs beaucoup dans la Silicon Valley et à Shanghai.
Quel message souhaites-tu adresser aux mineurs qui s’intéressent à l’industrie automobile ?
Quand je suis venu chez Valeo, mes amis m’ont dit : “l’automobile c’est la sidérurgie du 21e siècle”. Le secteur vit en fait une révolution sociétale, environnementale et technologique sans précédent. Pour un ingénieur qui a le goût des technologies, l’esprit d’entreprendre, et qui souhaite vivre une révolution, il est possible d’y faire une carrière passionnante ; tout comme dans d’autres secteurs industriels d’ailleurs. Mon message est “soyez passionné par le secteur dans lequel vous travaillez, et soyez des entrepreneurs qui transformez le monde dans lequel vous vivez.”
PARCOURS :
JACQUES ASCHENBROICH (P75/CM78)
1954 : Naissance à Lyon
1975 : École supérieure des mines de Paris
1978 : Corps des Mines
1982 : Ingénieur à la direction générale de l’industrie de Lorraine et chargé de mission auprès du préfet de la Région Lorraine.
1983 : Délégué général adjoint de l’Anvar en Lorraine
1985 : Délégation à l’aménagement du territoire (Datar)
1987 : Conseiller technique pour l’industrie au cabinet du Premier ministre Jacques Chirac
1988 : Saint-Gobain, où il exerce plusieurs responsabilités jusqu’au poste de directeur général adjoint
2009 : Directeur général de Valeo
2016 : Président-directeur général de Valeo. Président de MINES ParisTech et coprésident du Club d’affaires franco-japonais. Administrateur de Veolia et de BNP Paribas
Interview réalisée le 7 janvier 2021 par Bertrand Cochi (P67) – bertrand.cochi@mines-paris.org

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