Dans une guerre, deux solutions : la victoire totale ou une prudente modération …
J’ai lu avec intérêt la contribution parue dans la News d’avril, où Roland Bouchet s’interrogeait sur les risques qu’entraînaient diverses humiliations : celles infligées à la Chine durant le XIXe siècle, puis à la charnière des XXe et XXIe siècles, celles infligées aux « nostalgiques de l’ancien empire soviétique »…
R. Bouchet a illustré ces risques en prenant l’exemple du Traité de Versailles en 1919 : les vainqueurs de la Première Guerre Mondiale avaient humilié l’Allemagne, et cette humiliation a « favorisé l’essor du nazisme, un des pires régimes de l’Histoire »...
Je souhaite aujourd’hui prolonger le propos de R. Bouchet, et ce pour trois raisons :
- D’abord en raison de la situation géopolitique actuelle, qui comporte des tensions entre l’Occident et de multiples autres pays (la Russie, la Chine, certains pays musulmans comme l’Iran, etc.) ; ces tensions sont en effet dangereuses et rendent nécessaire une compréhension aiguë des situations et des perspectives.
- Ensuite, parce que dans une époque où les absurdités font florès, il est bon de rendre hommage à ceux qui, au sortir de la Première Guerre Mondiale, avaient su voir juste et loin, et qui aujourd’hui encore devraient nous servir d’exemples ; je pense notamment à John Maynard Keynes et à Jacques Bainville.
- Enfin, parce que les interrogations sur le Traité de Versailles sont une occasion de faire ce que nous, ingénieurs, faisons rarement : tirer parti des sciences « molles » et à la suite de Freud, comprendre quel rôle peuvent jouer le psychisme de tel ou tel dirigeant, voire sa pathologie… Il s’agit en l’occurrence du Président Thomas Woodrow Wilson.
L’apport de J. M. Keynes : Les Conséquences économiques de la paix.
Le Traité de Versailles a été signé en juin 1919. Keynes, qui avait fait partie de la délégation britannique au début des négociations, choisit de quitter celle-ci, et avant même la fin de l’année, publia Les Conséquences économiques de la paix. Cet ouvrage érudit s’appuyait sur des statistiques précises. Mais surtout, il était lucide… Keynes proclamait que les « réparations » mises par le Traité à la charge de l’Allemagne résultaient d’une logique trop facile (« l’Allemagne paiera ! ») et souffraient de quatre tares :
- Elles trahissaient la parole donnée, dans la mesure où elles contrevenaient aux échanges diplomatiques qui après l’énonciation par le Président Wilson des « Quatorze points » de janvier 1918, avaient débouché sur l’armistice de novembre.
- Elles étaient injustes, en ce sens qu’elles auraient surestimé les dégâts (pourtant énormes) subis par les pays alliés (et notamment la France).
- Elles étaient irréalistes, car elles étaient beaucoup trop élevées pour pouvoir être supportées par l’Allemagne (elles représentaient l’équivalent de plus de 47.000 tonnes d’or).
- Et au total, elles allaient créer un très dangereux ressentiment allemand.
On sait ce qu’il en fut : de diminution en report, les réparations ne furent payées qu’à hauteur de 15 %, mais eurent un rôle pour plonger l’Allemagne dans l’hyperinflation et la misère, et furent une des causes de la montée du nazisme et du désir allemand de revanche…
L’apport de J. Bainville : Les Conséquences politiques de la paix.
Bainville fut presqu’aussi rapide que Keynes pour dénoncer les erreurs du Traité de Versailles : il publia Les Conséquences politiques de la paix dès 1920.
Bainville connaissait et aimait l’Allemagne, dont il parlait d’ailleurs la langue. Mais il était aussi un patriote résolu, et en tant que journaliste, essayiste et homme politique, il souhaitait que la guerre débouche sur le démantèlement complet de l’Allemagne ; ce démantèlement aurait définitivement « cassé les reins » de l’Allemagne, et aurait ainsi assuré une paix durable. Ce projet, qui aujourd’hui peut sembler chimérique, pouvait apparaître réalisable en 1919… Après tout, l’unité allemande était récente, et le découpage de l’Allemagne pouvait se faire selon des pointillés déjà tracés : pour ne prendre qu’un exemple, la Bavière, qui avait un long passé francophile et aujourd’hui encore s’affiche comme « Freistaat Bayern » (« État libre de Bavière »), pouvait être aisément détachée du bloc prussien. Mais à tort ou à raison, cette thèse radicale ne l’emporta pas.
L’Allemagne n’étant pas mise hors d’état de nuire, Bainville souhaita alors que l’on évitât son humiliation et qu’en particulier, on respectât strictement les « Quatorze Points » du Président Wilson : il fallait certes que la nouvelle carte de l’Europe connaisse les quelques corrections qu’appelait « le principe des nationalités », mais pour éviter de créer de nouveaux problèmes, il fallait éviter les injustices fondées sur l’esprit de vengeance…
Ici aussi, on sait ce qu’il advint : la conférence de Versailles ne cassa pas les reins de l’Allemagne, mais tiraillée entre les visions contraires de l’américain Wilson, du français Clémenceau, du britannique Lloyd George, de l’italien Orlando et de quelques autres, alimentée par certains en cartes trompeuses et en rapports truqués, elle ne fit jouer le principe des nationalités qu’au détriment systématique de l’Allemagne et réussit à multiplier sur le sol européen les motifs de guerre. On connaît la formule de Bainville résumant la cote mal taillée de Versailles : « la paix est trop douce pour ce qu’elle a de dur, et trop dure pour ce qu’elle a de doux »…
Après avoir évoqué dans son ouvrage divers problèmes créés par le Traité de Versailles (par exemple la question des Sudètes, de fait réglée en 1938 par les accords de Munich…), Bainville en vint à considérer le problème majeur et insurmontable : la future convergence germano-russe contre la Pologne ressuscitée de ses cendres… « Le Traité de Versailles a noué l’alliance de l’Allemagne et de la Russie […]. Du moment qu’entre l’Allemagne et la Russie, aux dépens de l’une et de l’autre, on reconstituait une Pologne, la communauté des intérêts et des sentiments s’établissait. Allemands et Russes ne s’aiment pas, mais ils sont pour ainsi dire complémentaires. Ils ont besoin de se toucher, d’échanger des produits, des idées, des hommes, et ils ne peuvent se joindre que par-dessus le corps de l’État polonais ». « L’Allemagne, après sa défaite, devait désirer naturellement l’alliance de la Russie. Ce n’aurait pas été une raison suffisante pour qu’elle fût certaine de l’obtenir. La Pologne semble avoir été inventée pour hâter le rapprochement ». « [Allemagne et Russie, vis-à-vis de la Pologne], voudront la détruire et la partager de nouveau ». Pour Bainville, la suite de l’histoire est écrite : « La Pologne conçue […] comme un État tampon entre la Russie et l’Allemagne n’a pas les moyens qu’il lui aurait fallu pour tenir ce rôle. Au lieu de nous servir de point d’appui, il faudra l’aider à se défendre »… Faut-il le rappeler ? Le pacte germano-soviétique signé le 23 août 1939 comportait notamment un accord secret prévoyant le partage de la Pologne. L’Allemagne entra en Pologne le 1er septembre, le Royaume-Uni et la France réagirent le 3 septembre par une déclaration de guerre. L’URSS, portant le coup de grâce à la Pologne, attaqua celle-ci le 18 septembre. À la fin de septembre, une parade triomphale vit défiler à Brest-Litovsk, fraternellement réunies, la Wehrmacht et l’Armée rouge…
On peut admirer la qualité de l’analyse et la faculté de préscience de Bainville. Il est à mon sens particulièrement notable que les prédictions de Bainville aient été formulées indépendamment de la nature des régimes politiques à Berlin et à Moscou : en 1920, l’Allemagne était démocratique et Hitler était inconnu ; en 1920, les Soviets semblaient mal établis en Russie et Staline était un personnage secondaire… Mais peu importent les régimes et les dirigeants : pour Bainville, la Deuxième Guerre Mondiale est une conséquence quasi inéluctable des données de la géopolitique et du Traité de Versailles.
L’apport de Freud : Le Président T. W. Wilson.
L’étude psychanalytique que constitue Le Président T. W. Wilson est un ouvrage que l’on peut considérer comme étrange… Rédigé au début des années 30, il fut publié seulement en 1967, après la mort de la deuxième épouse de Wilson. Il comportait la double signature de S. Freud et de W. Bullitt. On ne sait quelle fut exactement la contribution de chacun, mais Bullitt, même comparé à Freud, ne peut être considéré comme un collaborateur médiocre : il avait fait partie à Versailles de la délégation américaine dirigée par Wilson (il démissionna d’ailleurs à l’instar de Keynes), il joua un rôle important en tant qu’ambassadeur des États-Unis à Moscou et à Paris, et il fut à la fois un patient, un disciple et un ami de Freud. Notons enfin que le tandem constitué par Bullitt et Freud réunissait les conditions de l’impartialité : Bullitt était du côté des vainqueurs, alors que Freud, même s’il s’était progressivement détaché de son patriotisme originel, était du côté des vaincus…
Or tous deux se sont rejoints dans une analyse commune. Bien que les propos d’E. Roudinesco en la matière soient souvent dépourvus de nuances, je les reprendrai pour résumer l’ouvrage :
« L’ouvrage lui-même est remarquable. […] Il propose une étonnante analyse de la folie d’un homme d’État, en apparence normal dans l’exercice de ses fonctions.
Identifié dès son plus jeune âge à la figure de son “incomparable père”, pasteur presbytérien et grand sermonneur, Wilson se prit d’abord pour le fils de Dieu avant de se convertir à une religion de son cru, où il s’attribuait la place de Dieu. Il choisit d’embrasser la carrière politique pour réaliser ses rêves messianiques. […] Il ne connaissait pas la géographie de l’Europe. […] Il niait la réalité au profit d’une croyance en la toute-puissance de ses discours. [Cela…] le conduisit au désastre diplomatique. C’est ainsi qu’il créa la Société des Nations avant de discuter les conditions de la paix, moyennant quoi les vainqueurs, [qui se croyaient (à tort !)] garantis par la sécurité américaine, purent dépecer l’Europe et condamner l’Allemagne.
[…Pour Freud et Bullitt], Wilson était l’artisan d’un traité qui en humiliant l’Allemagne et en disloquant les empires centraux, […] conduirait à la Seconde Guerre Mondiale ».
En tout état de cause, on notera que si Wilson se voulut prophète à Versailles, il ne le fut pas dans son pays : le Sénat refusa la ratification du Traité de Versailles et l’adhésion des États-Unis à la Société des nations.
Des leçons pour l’avenir ?
Chacun tirera les leçons qu’il veut des analyses et prédictions de Keynes, Bainville, Freud et Bullitt… En ce qui me concerne, j’en suggérerai toutefois trois :
- Ce n’est pas tout de gagner une guerre ; il reste à prévoir le coup d’après, c’est-à-dire qu’il reste à gagner la paix.
- Les dirigeants politiques, même à la tête des plus grands États, peuvent à cet égard commettre les erreurs les plus graves.
- Gagner une paix durable et profitable suppose l’une ou l’autre de ces conditions : soit mettre l’ennemi définitivement hors d’état de nuire (mais encore faut-il en avoir les moyens et être prêts aux sacrifices nécessaires) ; ou bien imaginer une paix qui respecte suffisamment les réalités et l’esprit de justice, pour qu’elle soit acceptée sans désir de revanche (ce qui ne dépend pas d’un seul camp : il faut que l’ennemi soit lui-même capable de raison, de justice et de pardon…). Au vu de ces exigences, on comprend qu’il est des conflits qui restent durablement sans solutions.
Commentaires2
Veuillez vous connecter pour lire ou ajouter un commentaire
Articles suggérés