Le début de l’année 2022 affichait un taux de démission élevé dans les entreprises françaises. Pour autant, s’agit-il d’une fièvre démissionnaire ou d’une détérioration chronique du lien entre les collaborateurs et le travail ?
Depuis le début de l’année 2022, articles et billets annoncent pour la France un phénomène de « grande démission ». Tel un séisme sociétal, ces articles annoncent la réplique en France d’un phénomène de démission massif observé aux Etats-Unis l’année précédente.
Le pic de démissions observé outre-Atlantique serait la conséquence directe de la pandémie que le monde a connue en 2020 et 2021 et exprimerait une reconsidération massive du travail par les salariés et une désaffection sans précédent vis-à-vis du travail
Ces annonces alarmistes, couplées à l’expérience que chacun fait des annonces de postes vacants relayées par voie de presse, banderoles et pancartes, nourrissent le sentiment d’une crise inédite et d’un scénario catastrophe à venir pour les employeurs et le travail.
Cet emballement médiatique relayé par les réseaux sociaux est-il fondé ?
Un nombre de départs sans précédent
Commençons par regarder le phénomène de plus près et, pour répondre à la question, considérons un temps plus long.
Tout d’abord, la réalité du phénomène de « big quit » (on parle aussi de « great resignation ») aux Etats-Unis, origine supposée du séisme, n’est pas avérée. L’analyse menée récemment par Joseph Fuller et William Kerr, professeurs à la Harvard Business School, sur ce phénomène américain est éclairante.
En 2021, l’US Bureau of Labor Statistics a bien comptabilisé 47 millions d’Américains ayant volontairement quitté leur emploi. Cela représente une masse sans précédent de sortie des effectifs sur le marché du travail américain.
Considérons la figure 1 (ci-dessous), qui reprend les données de l’US Bureau of Labor Statistics mesurant la part des employés quittant volontairement leur emploi sur une période longue (depuis 2009) : ce qui apparaît sur ce graphique est une tendance à la hausse des démissions, constante depuis plus d’une décennie.
Figure 1 – Proportion de salariés quittant volontairement leurs jobs sur le marché du travail américain depuis 2009
Source: « The Great Resignation Didn’t Start with the Pandemic », (Harvard Business Review, mars 2022).
Un nombre record de travailleurs américains ont bien quitté leur emploi en 2021. Mais pour autant, si ce chiffre est appréhendé dans le contexte de l’évolution de l’emploi total aux Etats-Unis sur les douze dernières années, alors le caractère inédit et annonciateur du pire de cet indicateur s’évanouit. La tendance longue est à l’augmentation des démissions, et cette tendance est antérieure à la pandémie de Covid-19.
Une tendance qui se confirme
Les pics observés en 2021 et début 2022 outre-Atlantique à l’issue de la pandémie sont le produit de rattrapages des décisions individuelles de mobilité qui n’ont pu avoir lieu pendant la phase de confinement de 2020. L’évolution projetée de la tendance observée depuis 2009, sur 2020 et 2021 (marqueur rouge sur la figure) aurait conduit à un taux de démissions constaté en 2021 identique – avec ou sans épisode pandémique. Le nombre vertigineux de démissions mesuré en 2021 aux Etats-Unis n’est donc pas une accentuation de tendance, mais bien la confirmation d’une tendance.
Pour ce qui concerne la France, l’étude menée par la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), le 11 octobre 2022, modère également la réalité du phénomène dit de « grande démission ». Comme le montre la figure 2 (ci-dessous), le taux de démission observé en France au premier semestre 2022 (2,7%) est certes élevé, mais pas inédit. Il a déjà atteint des niveaux comparables ou supérieurs en 2008 ou au début des années 2000 (hors champ, ici). Le taux de démission en France est en hausse prononcée et continue depuis 2015.
Figure 2 – Nombre de démissions et de démissions de CDI par trimestre en France entre 2007 et 2022
Source : Dares
Considérons le graphique ci-dessus. En symétrie avec l’analyse menée par Joseph Fuller et William Kerr, si nous prolongeons la tendance observée en France depuis 2015, nous pouvons avancer que le taux de démission constaté en 2022 en France est comparable à celui qui aurait été observé sans la crise pandémique. Le sujet n’est donc pas une explosion inédite et subite des démissions, en France mais, encore une fois, la confirmation d’une tendance de fond : l’augmentation chronique du taux de démission, année après année, en France.
Le spectre d’une désaffection radicale des individus vis-à-vis du travail n’est pas non plus observé. Ainsi, les démissions mesurées en France ne sont pas le produit de décisions de sortie du marché de l’emploi.
Comme l’indique la Dares dans son rapport d’octobre 2022, et selon les premières analyses menées à partir de la déclaration sociale nominative, « les retours à l’emploi des démissionnaires semblent rapides malgré le niveau élevé des démissions : environ 8 démissionnaires de CDI sur 10 au second semestre 2021 sont en emploi dans les six mois qui suivent et cette proportion est stable par rapport à l’avant-crise sanitaire ».
Des opportunités avérées…
L’agitation sensationnelle sur le nombre absolu de démissions enregistré en 2022 détourne l’attention de l’enjeu qui mérite l’attention de tous : pourquoi une augmentation chronique du taux de démission dans les pays développés, et en particulier en France ?
Une première réponse relayée par de nombreux analystes est que le taux croissant de démission manifeste la vitalité de l’économie et est un témoin des opportunités offertes par le marché du travail aux individus pour changer de job. Puisque les conditions économiques le permettent et que des offres s’ouvrent sur le marché, alors les salariés sont enclins à tenter la chance d’un nouvel emploi dans l’espoir de meilleures conditions transactionnelles (salaire, temps de travail, accès à formation) et de contenu (intérêt du travail, qualité des relations, autonomie).
En bref, s’il y a démission, c’est qu’il y a job. L’augmentation du taux de démission est la mesure d’une augmentation des opportunités offertes aux salariés. C’est là une première réponse optimiste à la question posée.
Une deuxième perspective mérite d’être considérée. L’augmentation chronique du taux de démission ne serait-elle pas également un marqueur de l’insatisfaction grandissante des salariés vis-vis de leur travail et de la relation d’emploi qui leur est proposée ?
Les résultats de l’enquête déclarative annuelle conduite à l’échelle mondiale par l’institut Gallup (State of the Global Workplace) depuis des décennies sont connus, mais finalement peu analysés.
Les salariés en Europe sont ceux qui se déclarent les mins investis : le taux d’engagement moyen déclaré est de 14% . Parmi les pays Européens, la France affiche un niveau d’engagement parmi les plus bas (6%). Comment analyser un tel record ?
Regardons les secteurs qui polarisent les taux de démissions les plus élevés en France. Ce sont, par ordre croissant : le secteur de l’enseignement, santé et action sociale ; le commerce et la réparation automobile ; la fabrication agro-alimentaire ; et, loin devant, le secteur de l’hébergement et restauration (source, Dares 2018). Ce sont également les secteurs où les pénuries de candidats sont les plus visibles aujourd’hui.
… et un désengagement réel
Ces données éclairent autrement le recours à la démission. Quel est le constat ? Les ruptures de contrats à l’initiative du seul salarié sont particulièrement intenses dans les secteurs où les conditions de travail sont exigeantes, les niveaux de rémunération faibles et la relation d’emploi proposée peu qualitative.
La démission est-elle donc la marque d’un plus grand opportunisme des salariés de ces secteurs ou celle d’une recherche, jamais satisfaite, de meilleurs conditions d’emploi et de travail ?
Au-delà du sensationnel, là est le véritable sujet d’attention pour l’ère post-pandémique qui s’ouvre. L’insatisfaction chronique et sourde des salariés vis-à-vis de leur travail et de la relation d’emploi qui les lie à leur employeur, quels que soient les secteurs, questionne plus que jamais les actionnaires et le top management sur les conditions transactionnelles (salaire, temps de travail, accès à la formation) et le contenu du travail (intérêt du travail, qualité des relations, autonomie) proposés aux salariés.
Fabienne Autier : Professeur-chercheur en gestion stratégique des ressources humaines et en organisation à l’emlyon Business School. Ses travaux de recherche se centrent sur les stratégies de GRH des entreprises, les spécificités du capital humain, la transformation du travail et les dynamiques internes de la motivation des salariés au travail.
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