Tome 1 – une thèse en Islande : à quoi bon apprendre une langue parlée par 300.000 personnes ?
L’année de césure aux Mines m’a permis de vivre deux modes d'expatriation radicalement différents : le mode « Erasmus » et le mode « local ».
Dans les deux cas il a fallu se battre avec un système fiscal inconnu et développer des repères au supermarché. Mais au-delà, les expériences n’ont en fait pas eu grand-chose à voir.
Ma première expérience d’expatriation se passe en Arkansas en 2012. Premier stage de césure, première fois que je pars habiter hors de Paris plus de trois semaines d’affilée. Mon anglais est à pleurer.
Le jour suivant mon arrivée, je marche pendant 2 heures le long d’une autoroute pour aller m’acheter un sandwich au Subway, et comme je ne comprends rien à ce que me dit la serveuse (j’espère qu’entre-temps vous avez localisé l’Arkansas) je me retrouve avec un mélange de sauces immonde dans lequel trempe un bout de pain.
Au final, ce sera une de mes seules expériences individuelles de contact avec la culture locale aux Etats-Unis. J’ai passé le restant de mes six mois de stage chez Dassault Falcon Jet avec un cercle de français. On ne va pas se mentir, je me suis bien amusée. Ça c’est le mode Erasmus.
Mes autres stages de césure, en Israël puis au Maroc, ont eu une saveur complétement différente. Je n’ai cessé d’être exposée à la culture locale, d’être une des rares étrangères dans les groupes de locaux, de vivre des expériences uniques (pas comme d’aller visiter Las Vegas avec un groupe d’expatriés). J’ai construit des amitiés qui tiennent encore des années après. Et surtout, j’ai tellement appris sur moi-même et sur l’humanité.
Le premier mode m’a amusée, le deuxième m’a rendue addict.
Lors de ma 3A aux Mines, j’étais obnubilée par l’idée de revivre cette expérience d’intégration locale et de découverte de soi au travers d’une nouvelle culture.
Mon intérêt pour l’environnement, la nature, les randonnées et la géothermie a guidé mes pas vers l’Islande en janvier 2015.
Je pensais me refaire une expérience de type « césure », petit stage de quatre mois, apprentissage express des bases de la langue et intégration rapide avec les locaux.
J’ai été rapidement fascinée par l’exotisme du pays, entre autres par le fait que tout le monde est biologiquement lié à tout le monde à un degré qui ne dépasse jamais
6. Il en découle une certaine intimité dans la population, même à Reykjavík (la capitale).
Ceux qui vivent en Islande savent qu’il est tout-à-fait commun de croiser des célébrités internationales dans leurs activités quotidiennes et que le code de conduite veut qu’on les laisse tranquille (et qu’on les appelle par leurs prénoms quand on parle d’eux). J’ai donc dû faire semblant de rester impassible, malgré ma trépidation intérieure, en étant assise en face de Björk à la piscine chauffée de Vesturbær, en commandant mon verre de vin juste à côté de Jónsi au bar Húrra ou en buvant mon smoothie chez Joe&The Juice dos à dos avec Eiður Smári à l’aéroport de Keflavík[1]. Cela m’a donné un sentiment de proximité avec les locaux malgré tout.
Mais en pratique, mes seules expériences « locales » à la fin du stage se résumaient à avoir été secourue par un Islandais lors d’une rando enneigée un peu trop au-dessus de mon niveau et à me faire crier dans l’oreille par un Islandais bourré dans le bar branché de Reykjavík, Kaffibarinn, après 2h du matin. Et je n’étais d’ailleurs toujours pas capable de prononcer le nom de ma rue, Bræðraborgarstígur[2].
Bref, je suis rentrée en France avec un goût d’inachevé. J’ai tout fait pour repartir, cette fois-ci avec un projet de thèse de trois ans et la ferme intention de m’intégrer.
J’avais la conviction que mon intégration en Islande dépendrait de ma capacité à parler l’islandais. Pas tant parce c’était nécessaire pour communiquer avec les locaux, mais plutôt parce que sans ça j’étais exclue de situations de groupes, où les Islandais parlaient leur langue.
Apprendre à parler l’islandais m’a forcée à développer deux qualités : vulnérabilité et humilité. Des qualités que l’on n’apprend pas forcément aux Mines, où la cible principale est plutôt d’apprendre à tout maîtriser rapidement ; le stage ouvrier est, cela dit, une très belle occasion de se frotter à la vulnérabilité.
La confiance en notre capacité à apprendre rapidement, que l’on acquiert aux Mines est un vrai atout dans la vie, mais je crois que même un Mineur n’apprend pas une nouvelle langue sans y laisser des plumes. J’en ai laissées beaucoup en Islande : l’air benêt à essayer de faire une phrase qui n’accouche pas, les contre-sens sur ce que disent les collègues, l’échec à mon examen théorique de secourisme après avoir vécu presque deux ans en Islande !
Pendant ce temps-là, ma thèse a avancé au ralenti et je ne me suis pas faite d’amis[3]. Forcément, j’avais l’air débile devant les Islandais et je n’avais pas le temps pour les autres.
Est-ce que ça valait le coup ? Mille fois oui.
En juillet 2017, je suis partie avec mon ami Jóhan faire un trek de 4 jours organisé par Ferðafélags Íslands[4] autour de Kverkfjöll[5], où des manifestations hydrothermales sortent au milieu d‘un glacier[6]. Bref, dans notre groupe de randonneurs équipés en Citamani et 66°North plutôt que Quechua[7] il y avait Brýndis, une quarantenaire islandaise avec un problème d‘élocution de type bégaiement. Brýndis ne parlait pas trop au reste du groupe, mais elle me parlait à moi. A la fin du séjour, mon ami Jóhan me dit intrigué: “c‘est marrant Brýndis avait l‘air de particulièrement apprécier ta compagnie“. Et à ce moment-là il m‘est apparu évident que si Brýndis et moi nous sentions à l‘aise ensemble, c‘était justement parce que nous partagions cette vulnérabilité du langage, cette lenteur à s‘exprimer. Nous n‘avions pas peur d‘être jugées l‘une par l‘autre.
A partir de là, j‘ai cherché à accueillir cette vulnérabilité plutôt qu‘à l‘éviter. Cela a porté ses fruits.
Le même été, ma collègue Valdís m’a invitée à faire un trek de sept jours avec son groupe d’amis. J’ai alors décidé de me lancer un défi psychologique et de ne pas parler anglais du séjour. A ce stade, je n’avais plus aucun souci pour prononcer les noms des lieux par où on passait : Egilssel[8], Múlaskáli[9], Illikambur[10] et je comprenais de quoi le groupe parlait. Mais je m’exprimais toujours de manière enfantine donc ce fut compliqué de connecter sur un plan personnel avec les 5 membres du groupe que je ne connaissais pas.
En contrepartie, j’étais intégrée dans la dynamique du groupe et mon apprentissage de l’Islandais a fait un bond remarquable. La réserve de Lónsöræfi[11], dans l’est du Vatnajökulsþjóðgarður[12], est un endroit magique où nous n’avons croisé pratiquement personne pendant sept jours, à part dans deux refuges.
Le 3ème jour nous avons vu arriver inopinément à 23h un groupe de chasseurs de rennes qui s’étaient perdus dans le brouillard.
Le 6ème jour, nous avons partagé notre refuge avec un groupe de randonneurs. Ce soir-là, un des touristes s’est plaint, en français, de la quantité de cholestérol dans les repas prévus par la guide islandaise (composé de chorizo et autres saucisses car « il faut beaucoup de protéines et de graisses pour tenir »).
Comme je parlais islandais avec mon groupe en jouant au Olsen-Olsen, il n’a pas capté que je comprenais et ça m’a bien amusée. Il faut dire qu’à cette époque je commençais à peine à apprendre les codes de randonnée à l’islandaise : on oublie le concombre et le brocoli et on se concentre sur des aliments secs, riches, denses et qui peuvent se cuire à l’eau si besoin.
De fait, saucisson et poisson séché (avec du beurre dans l’idéal) sont la base de l’alimentation-randonnée. Ne pas manger de morue séchée est un réel handicap à vrai dire.
Mon intégration en Islande s’est considérablement renforcée après ces expériences, de pair avec ma maîtrise de la langue. L’apogée de cette aventure a été la rédaction de ma thèse en 2018 dans une ferme au fond d’un fjord dans la campagne d’Akureryi.
Exploration des vallées interminables autour de la ferme jusqu’à pas d’heure l’été, bonnes grosses tempêtes de neige et snowboard sur les pistes éclairées l’hiver.
Tout ça avec trois amis islandais, tous formidables à leur manière, une manière qu’il me faudrait plus que deux pages pour décrire. Cette expérience unique, qui s’est terminée par ma soutenance de thèse en février 2019, me met des papillons dans le ventre quand j’y repense.
Après la fin de ma thèse il était clair que ma relation passionnelle avec l’Islande ne pouvait pas évoluer dans l’immédiat.
Je me suis donc jetée dans les bras d’un nouvel amant qui, non seulement avait un air vaguement familier mais en plus était un très bon parti sur le papier (salaire élevé, travail intéressant, bel ajout sur le CV, tout ça) : le Danemark.
En août 2019, je suis arrivée au Danemark le cœur léger, toute contente de pouvoir tester ma stratégie d’intégration sur un nouveau terrain de jeu et rabaisser le caquet à ceux qui disent que c’est impossible de s’intégrer en Scandinavie.
Surtout que bon, apprendre le Danois après l’Islandais, ça allait être du gâteau.
A votre avis, ça finit comment ?
Suite au prochain épisode !
Léa Lévy (P 2010)
Pour mieux la connaitre : https://www.ens.psl.eu/actualites/lea-levy-doctorante-au-laboratoire-de-geologie
[1] Si si vérifiez bien je suis presque sûre que vous les connaissez !
[2] Prononcer : Br – aïe – th/z – ra – borgar – stigur sachant que tous les “r” sont à prononcer comme le “r” roulé en espagnol et que le « th/z » est à prononcer comme dans « the apple » en anglais.
[3] Là j’exagère un peu. J’ai justement rencontré durant cette période, grâce aux cours d’Islandais, deux amies de qui je suis encore très proche aujourd’hui.
[4] Equivalent du Club Alpin Francais.
[5] Prononcer : Kverk – fy – eu – t – l, sans oublier le „r“ roulé à l‘espagnol.
[6] l‘endroit le plus fascinant d‘Islande de mon point de vue, il m‘aura fallu deux ans avant de trouver l‘occasion d‘y aller.
[7] Les marques islandaises sont 5 fois plus chères pour une qualité similaire, mais bon la classe n‘a pas de prix.
[8] Ey – il – sel.
[9] Moula – s – ka – o – li.
[10] I – tli – comme – bur.
[11] Lone – seuil – r – aïe – fi.
[12] Parc national qui représente un bon quart de la surface de l’Islande. Prononcer: Vatna – yeu – kuls – th/s – yo – th/z - gar – th/z - ur. Ici le th/s se prononce comme le « th » dans « thing » en anglais, alors que le th/z se prononce comme le « th » dans « the apple ». En fait à l’origine, les lettres þ (th/s) et le ð (th/z) faisaient partie de l’alphabet anglo-saxon mais elles ont été remplacées toutes deux par « th ».

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