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[La Revue des Mines #514] PIERRE LAFFITTE (X44, CM46) 1925-2021

Revue des Ingénieurs

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09/12/2021

Auteur : Gilbert FRADE (P 1960 ICiv)

Il est scientifique mais également homme politique. Visionnaire, audacieux, honnête, ouvert, habile, optimiste, facétieux, tenace, engagé… c’est un homme exceptionnel qui aura dirigé l’École des Mines, créé Armines ainsi que la plus importante et première technopole de France et d’Europe, Sophia Antipolis. Amis, collègues, élèves, tous se souviennent.


PIERRE LAFFITTE, EN QUELQUES DATES

Pierre Laffitte a été reçu en 1944 à l’X dans la même promotion qu’André Giraud et Benoit Mandelbrot. Il intègre ensuite le Corps des Mines, et après plusieurs missions dans la recherche géologique et minière, il est nommé directeur général du BRGM. Il rejoint l’École en 1963, où Edmond Friedel (directeur) et Raymond Fischesser (sous-directeur) créent pour lui le poste de directeur de la recherche et de la formation du Corps des Mines. Il trouve à l’École une tradition d’innovation et une ouverture aux problèmes sociétaux qu’il s’attache à promouvoir.
Sa force visionnaire et sa conviction que la fertilisation croisée recherche-industrie est au coeur du progrès collectif vont donner à l’École une impulsion majeure qui a déterminé son développement jusqu’à nos jours.
En 1967, il crée Armines et lance plusieurs nouveaux laboratoires qui sont aujourd’hui des fleurons de l’école. Pensant à la fois à l’aménagement du pourtour méditerranéen et à l’émergence nouvelle des entreprises technologiques, il lance le projet pionnier de la technopole de Sophia-Antipolis où l’École des Mines s’installera en 1976.
Directeur de l’École de 1974 à 1984, il favorise l’élargissement du champ des recherches dans de nouvelles directions tant en mathématiques appliquées, en matériaux, en énergétique, ainsi qu’en Économie, en Gestion scientifique et en sociologie. Sur le plan national, il crée la conférence des grandes Écoles, et soutient de nombreuses actions gouvernementales et internationales dans le domaine de la Recherche. Homme de science autant qu’homme politique, il est élu sénateur des Alpes-Maritimes en 1989 et réélu en 1998.

Pierre Laffitte en 1973 - DR

Au début de l’année 1974, au détour d’un couloir de l’École des Mines de Paris, je croise notre sous-directeur, Pierre Laffitte, qui depuis son arrivée à l’École quelques années plus tôt, chamboule tout en créant de nouveaux centres de recherche à Évry et Fontainebleau, en inventant Sophia-Antipolis et en développant de nouveaux concepts de recherche : “Monsieur Frade, cela tombe bien, à la rentrée prochaine, je prends la direction de l’École et je m’entoure de trois directeurs adjoints : Robert Pistre, pour la formation des ingénieurs du Corps des Mines, Michel Turpin pour la recherche, et vous pour la formation des ingénieurs civils.” Je suis sidéré et il s’en aperçoit immédiatement. “Réfléchissez et donnez- moi votre réponse assez vite”.
Pendant deux jours, cette proposition, qui allait modifier de fond en comble ma vie et mes projets, m’a beaucoup agité et je me suis rendu compte que je n’avais pas beaucoup le choix, vu l’honneur qui m’était fait. Lorsque je lui ai dit que c’était d’accord et que je le remerciais de sa confiance, il a souri : “Ce ne sera que pour cinq ans”. Je suis resté vingt-sept ans à ce poste. C’est ainsi que j’ai eu le privilège de travailler à ses côtés pendant tout le temps où il a dirigé l’École de Mines et l’a modifiée de fond en comble.
J’ai rencontré beaucoup de personnages prestigieux dans ma vie, mais Pierre Laffitte est celui qui savait le mieux déléguer, vous donner envie chaque jour de sortir des sentiers battus, et vous faire confiance sans limite. Ce point est probablement à l’origine du développement exceptionnel de l’École sous sa direction. Il agissait de même avec tous ses adjoints et tous les chefs de centre, la règle était simple : la créativité et la responsabilité de chacun étaient totales avec, en contrepartie, d’avoir à en supporter les conséquences en cas de problème. Je l’ai entendu dire à plusieurs reprises : “Le pouvoir, ça ne se délègue pas, ça se prend”. À mon avis, c’est cela qui a beaucoup contribué aussi au développement d’Armines.
Pendant son mandat, il s’est beaucoup intéressé à la formation de tous les cycles d’ingénieurs de l’École des Mines de Paris. En ce qui concerne les “ingénieurs civils” qui relevaient de ma responsabilité, jamais il n’a dit non à la moindre réforme. Bien plus, il reprenait chaque proposition pour lui donner encore plus de force, et le nombre d’options a triplé, les enseignements au choix ont été créés dans des domaines qui préparaient le futur et ont été ouverts à tous : corpsards, titus, chercheurs, ingénieurs en formation continue, l’encadrement des élèves a cru comme jamais et cela s’est traduit par l’obligation pour tous les élèves d’avoir au moins un stage à l’étranger.
En même temps, l’admission sur titres a été introduite et fortement développée avec des procédures très rigoureuses.
De plus, l’essaimage vers l’international a été favorisé : création ou remodelage d’écoles et de diplômes.

En outre il a veillé à l’implication des centres de recherche et des chercheurs dans la formation, et comme il créait de nouveaux centres, de nouvelles options pour les élèves en découlaient tout naturellement. C’est à son époque que l’École des Mines de Paris a pris une avance considérable en termes de pédagogie et d’ouverture sur le monde productif.

À titre d’anecdote, je vais, cependant, vous narrer la seule fois où il a d’abord dit non, avant de se raviser quelques semaines après. Au départ à la retraite du professeur de chimie André Boullé, il en a profité pour déplacer à Fontainebleau l’essentiel des activités correspondantes et créer une nouvelle discipline avec Henri Renon. Immédiatement, je suis allé le voir pour lui dire que c’était une formidable opportunité pour créer, à la place du grand labo de chimie, le grand amphi et des salles attenantes qui faisaient défaut au boulevard Saint-Michel. Réponse laconique : “cesse de rêver, il n’en est pas question”. Je suppose qu’il avait d’autres projets pour ces locaux ; mais j’avais un allié de taille en la personne de Robert Pistre qui a dû aussi intervenir. Comme si de rien n’était, un jour il nous a dit “alors ce grand amphi ?” C’est ainsi que L108, L118 et toutes les petites salles et bureaux autour ont vu le jour.

Mais, pour ce faire, il a fallu de grands moyens financiers. Pierre Laffitte était un négociateur hors pair avec la tutelle au ministère en charge de l’industrie, profitant des plans de relance et des opportunités de développement politique. Robert Pistre, bien plus au fait de ces négociations que moi, en a été le témoin.

Au travers de quelques exemples personnels, je vais essayer de faire revivre l’homme pour qui j’ai une affection toute particulière.

L’OCP

En 1975, je reçois un appel de Pierre Laffitte : “Gilbert, l’OCP (Office Chérifien des Phosphates) va fêter la remise de son trophée international. Je suis invité avec mon épouse pour représenter l’École et je ne peux y aller.
Aussi tu pars au Maroc avec ton épouse. Tu connais bien ce pays et tu me représenteras.”
Et c’est ainsi que nous avons débarqué à Rabat, que j’y ai retrouvé un camarade de taupe, A. Guerraoui, le secrétaire général du DG de l’OCP, Mohammed Karim Lamrani, un homme exceptionnel, qui a été trois fois Premier ministre du Maroc, et qui m’a fait confiance jusqu’à sa mort le 20 septembre 2018. C’est ainsi qu’a débuté grâce à eux une collaboration étroite entre l’OCP et l’École des Mines, qui a duré pendant trente ans avec moi d’abord et se poursuit encore aujourd’hui avec d’autres acteurs.
D’ailleurs, Pierre Laffitte se tenait toujours au courant, et sans lui la collaboration n’aurait pu être aussi fructueuse.

À sa mort, en juillet dernier, j’ai eu de nombreux appels de personnages marocains importants pour me témoigner leur amitié, comme si j’étais un membre de sa famille, selon la tradition marocaine.

LES COMITÉS DE DIRECTION (CODIR)

Tous les jeudis matin se tenait le Codir, avec les directeurs adjoints et les délégués des diverses implantations de l’École. C’était l’occasion de faire le point sur la marche et les projets de l’École des Mines de Paris. L’atmosphère était joyeuse car, comme il le disait : “On ne réussit bien ce que l’on fait, que si on a l’impression de s’amuser”. Parfois elle l’était moins. Un de mes collègues, qui avait pris une décision malencontreuse à Fontainebleau, était en train de se faire enguirlander par notre directeur, et il ruait dans les brancards :

– Mais enfin, Pierre, c’est toi qui m’as donné le feu vert !

– Sans doute, mais je pensais que tu étais assez intelligent pour réfléchir avant d’agir.

De temps à autre, nous avions de bons mots de lui, dignes d’un livre de management. Nous savions toujours que le Codir ne serait pas ennuyeux.

Pierre Laffitte et Gilbert Frade avec la promotion 78 - DR

L’ÎLE SEGUIN. GOUVERNER C’EST PRÉVOIR

Assez souvent, on avait l’impression qu’il réagissait en fonction des circonstances. En fait, c’était toujours mûrement réfléchi. Ainsi lorsqu’il apprit que l’entreprise Renault allait quitter l’île Seguin, il m’appela pour m’en informer et me dit : “Ce serait bien de regrouper tous les centres et l’enseignement à cet endroit, qu’en penses-tu ?”.
C’était une idée excitante qui méritait d’être creusée. “Alors, mets-toi au travail, il nous faut un projet bien ficelé au cas où…”. Un mois après, le dossier était prêt (plans, timing, acteurs, aspects matériels). Mais le sort en a décidé autrement. Ce que je décris là n’est pas une réaction qui m’était réservée personnellement. Il agissait ainsi probablement avec tous les membres de son équipe ; mais comme il disait : “Tous les projets ne vont pas aboutir, mais plus on en aura, plus on grandira l’École qui rayonnera davantage.”

LA CONFÉRENCE DES GRANDES ÉCOLES (CGE)

Compte tenu de son aura, Pierre Laffitte a été l’un des présidents les plus actifs de la CGE et il a contribué fortement à son évolution. En effet à peine retenu comme président, il a voulu transformer ce club des grandes Écoles en organisme à rayonnement international capable de créer ou labelliser des diplômes de 3e cycle et d’influer sur l’enseignement supérieur national. C’est ainsi qu’est né le mastère spécialisé de la CGE. Il m’a dit alors : “il faut que nous soyons les premiers à montrer l’exemple”.
Comme j’avais créé avec l’Association française du Gaz (AFG aujourd’hui, ATG à l’époque) le CFATG (Centre de formation aux techniques gazières) il m’a été assez facile de concevoir l’un des premiers mastères spécialisés, qui plus est, en partenariat avec GDF, mastère qui a formé de nombreux dirigeants en Suisse, en Chine, en Espagne, en Amérique latine. En outre il a mis en place plusieurs commissions qui ont permis aux Grandes Écoles de collaborer
entre elles de façon fructueuse et de se présenter ensemble aujourd’hui comme un partenaire essentiel face aux entreprises et aux pouvoirs publics.
Je pourrais relater beaucoup de souvenirs, mais je pense que tout le monde aura perçu, qu’au-delà du “serial entrepreneur” qu’il était, Pierre Laffitte était un homme de bien, sans aucune mesquinerie, exceptionnel. N’ayant peur de rien ni de personne, il allait de l’avant avec audace et dynamisme. Et en même temps, c’est avec la plus grande générosité et la plus grande bienveillance qu’il favorisait l’esprit d’entreprise et les initiatives des hommes qu’il avait choisis, et à qui il avait accordé une confiance dont il fallait se montrer digne. Sa hauteur de vue et son envergure intellectuelle étaient un ferment puissant qui stimulait la créativité et le dépassement de soi.

Le jour où j’ai appris sa disparition, une grande émotion m’a saisi et sans réfléchir, la chanson pour l’Auvergnat de Georges Brassens m’est venue à l’esprit pour le remercier de ce qu’il avait fait pour beaucoup d’entre nous.

 

Par GILBERT FRADE (P60), ancien directeur adjoint de l’École des Mines de Paris et responsable de la formation des Ingénieurs civils.

 

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