Jean-Philippe Bouilloud : « Les cadres aussi aimeraient pouvoir faire du “beau travail"
INTERVIEW – Enfin un sociologue qui s'intéresse aux ravages du "Vite fait-mal fait" au travail ! Dans son livre "Pouvoir faire un beau travail. Une revendication professionnelle" (Érès, 2023), Jean-Philippe Bouilloud explore le goût du travail bien fait et des belles relations de travail, y compris chez les cadres. Selon lui, ni le salaire, ni le statut social, ni les chouettes collègues ne suffisent à nous motiver profondément. Une quatrième dimension esthétique explique pourquoi certains emplois sont plus épanouissants que d’autres.
Pourquoi le goût du travail "bien fait" méritait-il un livre ?
Jean-Philippe Bouilloud : C'est un sujet dont je parle beaucoup avec mes étudiants. Dans cette grande école [N.D.L.R. : JP Bouilloud enseigne à l’ESCP Business School], ce sont tous de bons élèves, c’est-à-dire des individus qui peuvent produire vite, du travail « bien fait ». Ce qui devient une source de reconnaissance auprès des profs ou même de la famille. Il y a donc un effet vertueux du « bon » travail. Qu’on soit étudiant ou salarié, si l’on fait du bon travail, cette réputation vient en support de l’identité, d’une partie de l'image que l'on a auprès des autres. Donc, ce goût du « beau travail », c'est aussi un avant-goût de cette reconnaissance positive que l'on retire auprès des autres.
Les cadres sont-ils aussi concernés ?
J-P. B. : C’est pareil pour les cadres : on peut être un bon expert dans sa discipline ou faire un bon management. C'est-à-dire des actes satisfaisants, plaisants et positifs.
Pourquoi un sociologue s’intéresse-t-il aux « sensations » liées au travail ?
J-P. B. : Tout notre rapport au travail est avant tout lié aux sensations. Est-ce que le lieu de travail est agréable ? Beau ? Est-ce que ça sent bon ? Est-ce bruyant ? Je pense que les sensations ont été oubliées suite aux mécanismes de rationalisation du travail à partir du XIXᵉ siècle, avec l'industrialisation, la disparition de l'artisanat, etc. À ce moment-là, toute la dimension sensorielle et esthétique du travail est passée au second plan. Les exécutants ont perdu le contact avec la matière. Avant, les artisans concevaient et exécutaient, ils maîtrisaient la matière. Avec la rationalisation, émergent d'un côté les spécialistes de la conception, (ingénieurs, bureau des méthodes, etc.) et de l’autre, les spécialistes de l'exécution c’est-à-dire la classe ouvrière, qui n'a plus directement accès à la matière puisqu’elle est maîtrisée par des machines. Les machines sont des intermédiaires entre les individus et la matière. Une partie sensorielle du rapport à la matière, au bois ou au métal, va disparaître.
Selon vous, être empêché de bien faire son travail peut déclencher une « souffrance esthétique ». C’est-à-dire ?
J-P. B. : Je pars de cette citation de Kant : « Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d'autre, à titre d'équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité ». Toute cette dimension esthétique du travail, le « beau travail », le « travail bien fait », etc., n'a pas d'équivalent en terme de prix. Je dirais même que si le contexte managérial m'empêche de faire un beau travail, alors il y a une souffrance esthétique.
Cette reconnaissance va au-delà de la rémunération et fait appel à une connaissance du métier, une expérience, une antériorité… Si cette reconnaissance n’est pas mobilisée, avec tout ce que cela implique, il n’y a ni fierté ni professionnalisme. Il restera une souffrance esthétique.
Est-ce grave ?
J-P. B. : Quand on ne peut pas faire un beau travail, on perd l'image de soi, avec peut-être une dépression pas loin. C'est exactement ce qui se passe dans les grandes entreprises : quand les gens sont pressurisés pour faire toujours plus en beaucoup moins de temps, sans aucune reconnaissance. Comme ce n’est pas faisable, ils n’y arrivent pas et perdent confiance en eux. Comme on a pu le voir chez France Telecom il y a quelques années. Pour moi, la dignité professionnelle réunit les conditions nécessaires pour travailler de façon satisfaisante et justement, pouvoir faire son travail.
Peut-on encore faire du « bon travail » aujourd’hui dans les entreprises ?
J-P. B. : Je ne peux pas faire de réponse globale. C'est plus compliqué que ça. Par exemple, dans les hôpitaux, les conditions sont assez mauvaises mais il y a des gens qui se battent pour arriver à faire un beau travail malgré tout pour bien soigner les gens. Ils sont obligés de se battre contre l'institution, contre le management. En fait, revendiquer un beau travail, c'est faire un acte de résistance.
Un acte de résistance au « vite fait-mal fait » qu’on leur impose parfois ?
J-P. B. : C'est de la résistance contre la productivité qui empêche le travail bien fait. Dans cette séparation entre conception et exécution, les uns sont contre les autres, et vice-versa. Pour les cadres, c'est la même chose. Maintenant, ils sont aussi devenus des exécutants, presque pris au piège. Sauf qu’eux aussi aimeraient pouvoir faire un beau travail. En fait, tout métier génère ses propres critères du travail bien fait. Les cadres sont comme les autres. Difficile de manager 35 personnes en direct, avec du temps pour chacun, par exemple.
Quel lien faites-vous entre « quête de sens » et « travail bien fait » ?
J-P. B. : Les deux sont dialectiquement liés. Quand on a la possibilité de faire un beau travail, alors le travail a du sens. Et un travail qui a du sens, on a envie de bien le faire. Le beau travail finit par avoir du sens, quel que soit le travail.
Julie Falcoz - Cadremploi
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